Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 27 novembre 2008

Les inconnus de Bombay



On découvre, on s'étonne: les attentats simultanés de Bombay d'hier soir, revendiqués par "un groupe islamiste inconnu", seraient la manifestation d'un "nouveau modus operandi", selon les profileurs de nos médias.

1. Bombay est le premier centre financier et la capitale économique du pays. Comme Manhattan.

2. En termes de peuplement au moins, l'Inde est la première démocratie du globe, même si, ici comme ailleurs, il y a loin des mots aux choses, mais il y en a que le seul mot rend verts. Comme les USA en sont une, mais dans leur sphère de pouvoir. Ajoutons que l'Inde
est quasiment la seule démocratie dans cette partie du monde.

3. Un bilan suffisamment terrifiant: déjà plus de cent morts — le chiffre est très provisoire, sans doute au moins le double —, trois cents blessés et deux cents otages; des attentats simultanés et parfaitement coordonnés; des situations de guérilla urbaine au fusil mitrailleur et à la grenade impliquant un nombre élevé d'attaquants, ce qui nécessite une planification soigneuse et une organisation puissante; des objectifs civils choisis: la gare centrale, un restaurant, deux hôtels de luxe, l'unique centre d'études juives, des hôpitaux enfin, pour augmenter encore les morts par la confusion et la désorganisation dans les soins d'urgence aux blessés; bref, tout pour obtenir un maximum de victimes et une convocation immédiate de l'ensemble des caisses de résonance médiatiques. Les logiques spectaculaires du
11 septembre 2001 et des attentats du 11 mars 2004 à Madrid sont ici exactement à l'œuvre.

La seule nouveauté jusqu'ici serait que, pour l'instant, la revendication émane d'un groupe islamique "inconnu". Inconnu? Inconnu ici: le SIMI (les
Moudjahidine indiens ou réputés tels, branche du mouvement "étudiant" islamique d'Inde, entraînés au Pakistan — détail essentiel et pas nouveau du tout — et au Bangladesh) est responsable des sept attentats de trains de banlieue à Mumbaï le 11 juillet 2006 (187 morts) et les analogies avec les attentats perpétrés par
Al-Qaîda à Madrid avaient alors déjà été soulignés; responsable aussi les 29 et 30 mai 2004 d'attaques sur des installations pétrolières saoudiennes à Khobar (lieu déjà d'un attentat contre des tours utilisées par des militaires américains le 25 juin 1996) avec prises de cinquante otages parmi lesquels les 22 chrétiens furent soigneusement assassinés (les médias préfèrent souvent dire "exécutés", qui sait encore pourquoi?). Responsable à vrai dire, selon les services antiterroristes indiens eux-mêmes, de la quasi-totalité des attentats en Inde de ces dernières années.

"Inconnus", "nouveau
modus operandi"... Ici on découvre, on s'étonne, ou alors on fait mine. Pourquoi cette langue de bois, reprise à l'envi dans tous ces gros titres et annonces sonores qui, depuis cette nuit, kidnappent nos yeux et nos oreilles? Bien sûr, rapportant tous ces faits, je ne suis pas particulièrement visité des dieux: il suffit à chacun et à chacune de chercher patiemment, de lire ensuite attentivement ce qui, dans les propagandes publicitaires, serait écrit à dessein verticalement et en petits caractères, pour en savoir davantage.

De Platon à Kant, de Marx à Freud, les philosophes classiques et modernes ont souvent insisté sur l'étrangeté des évidences, qui nous aveuglent sur les vérités du monde, et nous recommandent de soumettre le sensible au "cercle étroit de notre raison", selon la parole forte de Rouletabille dans
Le mystère de la chambre jaune. Et, puisque nous en sommes aux grands auteurs: dans son livre fameux, La persuasion clandestine (1958), Vance Packard dévoilait à l'inverse l'intoxication des publicités subliminaires derrière le visible. Que diraient-ils — Platon, Kant, Marx, Freud, Rouletabille, Packard, et même l'empirique Sherlock Holmes qui ne croit que ce qu'il voit — que diraient-ils tous de cette nouvelle étrangeté: authentifier le visible et l'audible avec de gros moyens
(reporters, équipes techniques, envoyés spéciaux, éditorialistes, puissance de la parole tambourinée) afin de rendre le vital scrupuleusement illisible, désespérément inaccessible?

NB. Les 11 sont soulignés par nous. Nous avions déjà commenté, dans Un 11 comme un autre dans Alger la blanche, cette superstition du 11 chez les organisateurs d'attentats, manifestement habités par la pensée magique, et en particulier chez les assassins réputés algériens mais ouvertement inscrits dans la mouvance internationale sous le nom de Al-Qaïda-Maghreb.

© image: Éveline Lavenu.