Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 17 avril 2009

Jean-Christophe Bailly: L'instant et son ombre



J'aurai mis du temps pour découvrir aujourd'hui l'un des plus beaux livres qu'il m'ait été donné de lire,
L'instant et son ombre (Seuil / Fiction & Cie, 2008), de
Jean-Christophe Bailly, dont le travail est de poursuivre partout le sens. C'est l'arpentage du temps et de l'espace qui relient et séparent deux (ou trois) photographies: l'une, de 1844, The Haystack, «une meule de foin en plein soleil», tirée du premier livre de photographies au monde, Pencil of Nature, de William Henry Fox Talbot (1800-1877), dont les propos «flegmatiques» et «l'empirisme romantique» montrent une compréhension profonde de ce qu'il vient de découvrir (1), sur la méditation de quoi L'instant et son ombre s'attarde pour l'essentiel; l'autre (ou son double, sans l'objet-échelle), "prise" en 1945 par le flash de la bombe catastrophe (2), posée en sous-texte lancinant par Jean-Christophe Bailly dès l'introduction, mise longtemps à distance, pour brusquement régner sur les dernières pages.
Deux échelles, deux ombres. La première, solaire, dans le luxe de l'invention par Talbot du calotype et de sa sidérante précision photographique; la deuxième — Hiroshima ou Nagasaki —, action directe d'une lumière si intense qu'elle rend toute surface photosensible, sans auteur autre que le pilote du bombardier qui largua la bombe, «ombre absolue, écho sans source», sentinelle volatilisée à l'instant même où se fixe son image: «Cet homme disparu, effacé et présent, ce souvenir d'homme, poudre d'être dispersée, cette sentinelle [...] veille en effet au-delà du temps qui l'a soufflée: à elle seule et comme un absolu de la trace, elle n'est pas tel ou tel individu anonyme: elle est l'espèce entière.» Les références pourraient augurer d'une lecture difficile: bien vite, au contraire, l'écriture musicale, poétique et analytique à la fois, nous emporte vers mille lueurs alors qu'il n'est question que d'ombres, sinue entre la déposition sans pression des impressions sur l'âme de Plotin et «l'inconscient optique» de Walter Benjamin, en passant par la série expérimentale des Meules de Monet qui, en 1889, décida de la vie de Kandinsky; ou va de la pensée magique de Balzac qui, selon Nadar, croyait que la photographie l'épluchait comme un oignon, à La pluie noire de Masuji Ibuse (Gallimard, 1972), qui reconstitue, cinq ans après, les événements d'août 1945, en les tressant avec un journal tenu à l'époque (3). Tout le mystère et la grandeur tragiques de la photographie: «le souvenir d'un rayonnement [...] et la prémonition d'une ruine, ou d'un effacement» est porté d'un bout à l'autre de ce siècle tendu entre ces deux images. En noir et blanc. «Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche», écrit Gérard de Nerval à sa tante Jeanne, avant d'aller se pendre, dans la nuit du 25 janvier 1855, à une grille d'accès aux égouts, rue de la Vieille-Lanterne.
1. Il existe une traduction française intégrale de ses "Remarques introductives" à Pencil of Nature, mais avec les planches en regard, dans le livre de Sophie Hedtmann et Philippe Poncet: William Henry Fox Talbot, aux éditions de L'Amateur, Paris, 2003. 2. Une autre de ces "Images malgré tout", selon le titre du livre de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2003), dont la réflexion sur les images prises par les Sonderkommando nous servit tant pour la rédaction de notre Jean-Luc Godard et la question juive.

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3. L'Instant et son ombre regroupe treize planches d'une évocation rare (si seulement Le Seuil avait accordé un minimum d'attention technique à leur impression), de Talbot, mais aussi de Charles Nègre, de Félix Teynard, et des photographes cosmiques involontaires: Paul Warfield Tibbets Jr (1915-2007) qui, le 6 août 1945, sur Hiroshima largua Little Boy depuis le B29 Enola Gay du nom de sa mère, ou, le 9 août suivant, Charles W. Sweeney dit Chuck Sweeney (1919-2004), du B29 Bockscar, Fat Man sur Nagasaki. Tous deux sont morts au XXIe siècle avec le sentiment du devoir accompli. Qui sommes-nous pour les juger? Mais en tous cas, ni asile de fous ni couvent ni suicide, comme l'affirment d'insistantes légendes, fondées sans doute sur l'histoire du major Claude Eatherly, le chef pilote de l'avion météo Straight Flush qui donna le feu vert «No clouds. Go ahead», dont nous résumons ici l'histoire convulsive, mais qu'on peut d'ores et déjà trouver dans deux sites: L'embrasement du Monde, et Info-Nucléaire, où est publiée la préface de Robert Jungk à la correspondance entre Günther Anders et Claude Eatherly: Avoir détruit Hiroshima, Laffont, 1962.
© Images: William Henry Fox Talbot, La meule de foin, calotype, fin avril 1844, planche X du Pencil of Nature. — L'Échelle et l'ombre imprimée au moment de l'explosion de la bombe, Musée de la Bombe atomique, Nagasaki (document Roger-Viollet).