Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 16 septembre 2009

Ken Loach ou La Croisette pour Terre promise




Après le conseil d'administration de l'Université Paris-VI qui, le 16 décembre 2002, avait appelé au boycott par l'Union européenne des universités israéliennes; après l'appel des écrivains italiens, suivis par d'autres travailleurs du sens et du langage, à refuser de côtoyer leurs semblables dans les allées du Salon du Livre de Paris en 2008, voilà maintenant que Ken Loach se met à distribuer à travers la planète ses bons et ses mauvais points, d'une fort étrange façon. N'en déplaise au jury du 59e festival de Cannes dont il n'a pas boudé la Palme d'or (Dieu assistait Loach en cette année 2006, puisqu'Israël n'était présent que dans les programmes de la section Tous les Cinémas du Monde), ses manifestes simplificateurs et démagogiques, depuis Family Life jusqu'à ce Vent se lève, parviendront-ils encore longtemps à se donner des airs de grand œuvre, et mesurera-t-on encore longtemps le génie artistique à la seule aune des proclamations d'intentions, et du chic du prêt-à-porter idéologique? Dans Le Monde du 16 septembre 2009, Ariel Schweitzer, historien et critique de cinéma, nous précise l'engagement à géométrie variable du cinéaste prolétarien. Rappelons aussi que ce même faiseur, entouré d'une cinquantaine de consciences tout aussi vigiles (la sociologue canadienne Naomi Klein, l'actrice américaine Jane Fonda (1) ou le réalisateur israélien Udi Aloni), vient d'accuser de complicité avec «la machine de propagande israélienne» la plus importante manifestation d'Amérique du Nord, le Festival international des films de Toronto, en raison de son choix de Tel Aviv et de son cinéma pour son programme du 10 au 19 septembre. Une occasion de plus de voir le beau DVD de Raphaël Nadjari sur "Une histoire du cinéma israélien" (2), qui montre à quel point ce cinéma sur cette terre même porte haut les valeurs du véritable engagement pour la liberté et les droits élémentaires, en dépit des menaces, des anathèmes et des Tartuffe.

Israël, cible de Ken Loach. — On a appris cet été que le cinéaste Ken Loach, qui devait présenter son dernier film, Looking for Eric, au Festival de Melbourne, en Australie, a décidé de le retirer du programme. Loach a voulu ainsi protester contre la participation à cette manifestation d'un film israélien, Le Sens de la vie pour 9,99 dollars, dont les frais de voyage de l'auteur, Tatia Rosenthal, ont été payés par une institution publique israélienne. Auparavant, Loach avait demandé au directeur du festival, Richard Moore, de refuser la contribution financière israélienne. Devant le refus de ce dernier, qui a qualifié l'exigence de Loach de "chantage", le cinéaste anglais a choisi de boycotter l'événement.

Ce n'est pas la première fois que Loach applique la même méthode. Au mois de mai dernier, il a même réussi à convaincre la direction du Festival d'Édimbourg, en Écosse, de refuser la venue d'une autre cinéaste israélienne, Tali Shalom-Ezer, dont le voyage devait être payé par l'ambassade israélienne. Au terme d'un long débat, la cinéaste est arrivée au festival qui a fini par assumer lui-même ces dépenses.

C'est le droit de Ken Loach d'envoyer son film où bon lui semble. C'est aussi son droit de protester contre l'État d'Israël et sa politique d'occupation. Le problème est la méthode choisie. Car si l'on suit la logique de Loach, on est en droit de questionner la décision du cinéaste de boycotter le Festival de Melbourne et non pas, par exemple, le dernier Festival de Cannes où il est venu présenter le même film, Looking for Eric, en compétition. En effet, cinq films israéliens (trois longs et deux courts métrages) furent présentés à Cannes cette année. Tous financés par des fonds publics israéliens et dont la venue au festival a été soutenue par des institutions du même pays.

Pourquoi donc Melbourne et pas Cannes? Peut-être parce que Cannes est un grand festival dont les enjeux médiatiques et économiques sont trop importants, même pour un cinéaste engagé comme Ken Loach, alors que Melbourne est un petit festival où l'on peut faire son numéro de cinéaste militant donneur de leçons.

Mais au-delà des méthodes pratiquées par Ken Loach, on peut aussi s'interroger sur le bien-fondé et l'efficacité de cette attitude. Car qui est finalement visé par ce boycottage? Des cinéastes israéliens dont une grande majorité fait partie de la gauche israélienne et qui luttent depuis des années pour les droits des Palestiniens et contre la politique d'occupation de leur gouvernement. Des cinéastes d'opposition comme Amos Gitaï, Avi Mograbi, Ari Folman ou Keren Yedaya, pour ne citer que les plus connus, qui véhiculent dans leurs films une image complexe, souvent extrêmement critique de la société israélienne.

Loin de moi l'envie d'idéaliser l'État d'Israël, sûrement pas sa politique d'occupation, mais il faut au moins reconnaître que les auteurs israéliens bénéficient d'une grande liberté d'expression et que de nombreux films politiques sont financés par l'argent public israélien. Des mauvaises langues diront que cette politique cultuelle sert d'alibi, visant à donner du pays l'image d'une démocratie éclairée, une posture qui masque sa véritable attitude répressive à l'égard des Palestiniens. Admettons.

Mais je préfère franchement cette politique culturelle à la situation existante dans bien des pays de la région où l'on ne peut point faire des films politiques et sûrement pas avec l'aide de l'État. Les cinéastes israéliens, militants de gauche, sont déjà isolés dans leur propre pays. Au lieu de les isoler davantage, au lieu de les boycotter, donnons-leur au contraire la parole pour que leur voix et leur message soient entendus en Israël comme à l'étranger. — Ariel Schweitzer.

1. Dès le 14 septembre 2009, et ce avant l'ouverture du Festival de Toronto, Jane Fonda a expliqué pourquoi elle regrettait d'avoir signé cet appel. Texte original de sa lettre en anglais ici. Il se trouve que le 17 juin 2010, Le Monde, dans des conditions que nous commentons a cru bon de présenter ce texte qui avait près d'un an comme une tardive nuance que Jane Fonda apportait à sa décision. On peut donc en lire ici la traduction.
2. «C'est un cinéma puissant parce qu'il pose en permanence la question de la fonction du cinéma en tant que récit collectif, national, tout en étant conscient de la nécessité de se défaire de sa mission idéologique didactique [...] Il faut qu'il reste en mouvement» dit Raphaël Nadjari dans le livret accompagnant le double DVD de son documentaire Une histoire du cinéma israélien, Arte Éditions, juin 2009.

© Photogramme: Ronit Elkabetz dans Mon Trésor de Keren Yedaya, 2003.