Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 25 septembre 2009

Raphaël Nadjari 3: Apartment #5C (2002)




Avant tout générique, la première image nous instruit déjà: ce sera l'histoire d'une très jeune fille, mollement atone, dénudée, exposée. Puis vision frontale: sur la paroi du fond un triptyque de pacotille, en silhouette d'autel le montant d'un lit forcément prêt pour l'holocauste, même si, pour la circonstance, le sacrifice paraît joueur.

C'est l'histoire d'un petit chien. Sans colliers, sans papiers, son premier acte d'indépendance est d'échouer à singer le méfait de son boy friend, violent, irascible, possessif et indifférent même à son sexe. Sitôt perdu son premier maître, elle n'a de cesse, yeux tristes de cocker, que de retrouver à la niche une nouvelle laisse. Dans les rues, elle marche le plus souvent derrière l'autre, il va toujours trop vite, il ne l'attend pas, il s'impatiente et la presse, il la tire par le cou, par le bras, le premier mange son sandwich en la laissant sur le trottoir, devant la vitrine. Le second, nous allons le voir, a d'autres manières de restaurant.
Quant elle s'est tiré une balle dans la cuisse, on lui donne à mordre un linge pour qu'elle cesse de crier, on la confie à un vétérinaire ivre, qui a fait ça «cent fois sur les chiens» et quand, enfin au restaurant, elle ouvre son cœur à son deuxième homme qui vient de l'y inviter, il se lève brusquement et fait emballer son repas pour qu'elle l'emporte chez elle: ce qu'à New York, on nomme un dog bag. Et images et son, les irruptions et les aboiements du vrai chien, seul amour vivant du logeur hémiplégique.

Car, à part ces aboiements, la parole n'a guère de place. Les séquences muettes (ou humanisées par le seul saxophone de John Surman, celui de I am Josh Polonski Brother), s'attardent sur tous ces moments intermédiaires: on marche, on se transporte, on se déshabille et se rhabille, on se lave, on attend assis dans l'escalier, sur le palier, on s'en va, on court, on boite, on conduit, on se bat et se débat, on s'agite, on se serre par instants, on se prostre. Extérieure, exclue, convoitée pour sa seule utilité sexuelle et encore c'est elle qui attend, fille sans qualités, elle regarde et que veut ce regard qui est la vraie caméra? demander de l'aide, envie de tenir sa partie dans ce Thanksgiving où il faut juste dire merci, et où, aussitôt prise, le temps de croire à la bonace, la parole familière, presque familiale dérape dans la méchanceté et l'offense. Alors, la chienne docile se convertit en agneau pascal, elle affirme sa première révolte morale en boitant, en souffrant, longue montée au calvaire de deux étages interminables. Et, toujours sans un mot, un autre geste, un répétitif et obscène va-et-vient, va inscrire sur son visage le gros plan du dégoût, et précipiter l'homme dans le meurtre soudain et irréparable, celui des irruptions récurrentes des tireurs fous de la société américaine.

C'est une fille qui ne sait que marcher, qui, sauf pour téléphoner à sa mère, ne sait que se sauver en courant dans les rues de Manhattan, et qui s'est logé une balle. Où? Justement dans la cuisse. Transportée à hue et à dia dans une couverture, elle finit par se redresser, longtemps elle boite, et quand enfin, au bout d'un an peut-être, elle remarche, voilà que c'est sa main qui intéresse l'infirme en fauteuil, et que ce corps qu'elle continue à offrir et dont elle voudrait qu'enfin on l'accepte en son entier, personne n'en veut vraiment, elle reste à la porte. Et c'est dans Brooklyn nocturne qu'elle finit par être obligée de prendre ses jambes à son cou.

Elle vient d'arriver à Manhattan, elle est israélienne, elle voudrait même agiter un petit drapeau américain en papier — «son premier» — à la Parade, c'est à Brooklyn qu'elle fête Thanksgiving, elle ne rencontre que la solitude, la perte, la folie, la pauvreté, le meurtre, la fuite. God bless America.

C'est Apartment #5C, c'est le dernier film de Raphaël Nadjari à New York, où il est arrivé il y a quelques années. Ce film parle hébreu, Nadjari commence à vouloir vraiment filmer l'enfance, il y rencontre sa première israélienne (l'actrice s'appelle Tinkerbell, le nom anglais de notre fée Clochette dans Peter Pan). Ce film est déjà l'histoire de la partance du jeune cinéaste pour Israël. S'il fuit ici la violence, la solitude, la folie, le meurtre, croit-il à ce moment qu'en est préservée la terre de la grande promesse, s'il y part fou d'espérance?

© Photogramme: Raphaël Nadjari: Richard Edson et Tinkerbell dans Apartment #5C, 2002.