Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 3 septembre 2009

Raphaël Nadjari 4: Avanim (2005)




Tourner son quatrième film à Tel Aviv quand on s'est fait le regard à New York avec les trois premiers n'est sans doute pas une mince reconversion. On est de Marseille, issu d'une famille sépharade, venue d'Égypte et de Turquie, on a vingt-six ans, on traverse l'Atlantique sans savoir un mot d'anglais, on est habité par la nostalgie du cinéma américain, on pense qu'on a tout compris en s'en remettant à la féconde emprise de John Cassavetes:

La grande leçon cassavetienne: tourner des séries de plans sur des modes différents, presque dodécaphoniques. Travailler sur des conflits intérieurs. Assumer qu'on soit approximatif même vis-à-vis de nos propres sentiments. Raconter une histoire d'une autre façon, avec des espaces contradictoires.

En 1997, on se met à découvrir frénétiquement ce New York de cinéma — tous les touristes piétons de New York (ou de Venise) connaissent ce sentiment d'y être embarqués dans un film — mais on est déjà un vrai créateur, on a de profondes racines, on est comme spontanément happé par les particularismes ethniques: «Pour moi New-York était un lieu juif par excellence, une ville où l’on peut être entièrement soi, sans avoir à se justifier», ce que Cassavetes avait refusé lorsqu'il déclina l'offre de tourner Mean Streets (Martin Scorsese, 1973) qui l'aurait amené à se cantonner, selon lui, au folklore de Little Italy. Et on filme la fin du Lower East Side dans I am Josh Polonski's brother, et tout ce Manhattan qui se décompose sous les bulldozers de la restructuration bourgeoise, celle-là même qu'accompagne le zèle nanti et réjoui du bon Woody Allen; dans Apartment #5C, on fuit vers Brooklyn avec le jeune couple dans la New York d'après 2001, un autre bout de quelque chose; on capte la survie crasseuse et nocturne, les existences veuves (The Shade), fratricides (I am Josh Polonski's brother) ou orphelines (Apartment #5C), la mouche sous le verre.
Je vais même vous dire: c'est en tournant Apartment #5C que je rencontre «des israéliens qui m’ont fait réfléchir sur la notion de "terre promise" [...] En plus, tout a basculé après le 11 septembre, notamment ce sentiment de sécurité», j'écris huit versions du traitement (script sans les dialogues) d'Avanim ("Pierres") et, voilà, en 2003, je retraverse Atlantique et Europe dans l'autre sens, vers la terre des origines, convoqué par «quelque chose d'identitaire, un travail sur l'être que je ne comprenais pas encore». À cette heure j'y ai tourné deux films, ce Avanim dont vous parlez, Tehilim (2006), et un documentaire-fleuve, Une histoire du cinéma israélien (2009), sorte de formation professionnelle et vitale, qui se boucle en quatre ou cinq ans à peine.
Faut-il souligner le tour de force?

Par sa modernité et son activité créatrice, Tel Aviv, ville nouvelle qui vient de célébrer son centenaire, pourrait être la New York d'Israël si, retrouvailles de sa propre histoire familiale, le cinéaste n'y avait reconnu une terre familière plus que découvert l'Eldorado de la grande promesse. Ou encore retour à Marseille, ville solaire comme Tel Aviv aux maisons basses, couchée sur la mer, présente par le refrain du ressac et les cris des mouettes, mais jamais on ne la verra dans Avanim. Puisqu'ici la lumière est, il va bien falloir ici continuer, inventer, satisfaire le besoin presque documentaire de saisir le temps des hommes, des femmes et des quartiers, la vie change ici aussi à toute allure.

Pourtant, Avanim ne s'ouvre pas sur l'humble tâtonnement du nouveau venu: si Raphaël s'est installé ici, c'est avec la volonté affichée d'en découdre et, pour commencer, deux séquences irréductibles et scandaleuses, intolérables au pays des origines: une femme (Asi Levi), manifestement moderne et active, est assise à une terrasse de café. Le moins prévenu des spectateurs perçoit cette ambiance du shabbat: elle se repose et prend son temps, mais la place d'une femme un jour pareil n'est certainement pas là! Quant à sa tenue, jambes croisées qui relèvent au centre de l'écran une jupe dont on constatera ensuite qu'elle aura été la plus courte de tout le film! Et comble de cette ostentation obscène, elle transgresse l'interdit hebdomadaire du feu avec sa cigarette! Deuxième séquence, un adultère passionnel, compulsif et fébrile, cadré de beaucoup trop près, dominante rouge d'une image numérique en panne de lumière, pas de paroles, des bruits de draps, de corps, de vêtements, d'instants presque suprêmes. Ne serait-ce shabbat où, sauf mon livre de prières, je n'ai pas le droit de porter quoi que ce soit, il y aurait de quoi lui jeter la première pierre.

Je suis le fils prodigue, je reviens de New York, je rentre chez moi et, en guise de profil bas, voilà les premières images de mon premier film ici: une jeune femme, celle que je vous enjoins d'aimer et d'approuver, consomme l'adultère dans un hôtel un matin de shabbat à Tel Aviv, après avoir attendu son homme à une terrasse de café au bord de la Promenade marine, dans sa livrée d'amour et cigarette aux lèvres. Pour le soleil et l'horizontalité de la ville, on verra plus tard.

Comme tous les cinéastes américains qui l'inspirent, l'instruisent et lui importent, Nadjari a déjà brossé de magnifiques portraits de femmes, jeunes ou moins jeunes (Anna et la mère de Simon dans The Shade, Jill de I am Josh Polonski's brother, le couple de Apartment #5C), les a suivies, victimes new-yorkaises, dans leurs pas, leurs errances, leurs chutes. Depuis l'Amérique, tous ses films obéissent au même principe: pris dans des contraintes, des rôles, des rituels qui leur préexistent, des personnages ne parviennent pas à dépasser leur médiocre condition, ou s'en contentent. Tôt ou tard arrive forcément la crise (qui fait film) et c'est le temps de la conscience: «le personnage veut se libérer ou en tout cas arriver à être». C'est le cas de Simon, le mari de la femme douce, c'est le cas de Ben, qui n'est personne, sauf le frère de Josh Polonsky. Mais avec Michale «brouillonne et comme distancée», pour la première fois dans la recherche de son Graal: «un humanisme en creux qui fonctionne non sur l'attaque de l'autre, mais sur le travail sur soi», Raphaël Nadjari accompagne et regarde une conquérante, une femme de l'avenir.

Dans cette très longue première partie où il ne se passe à peu près rien qu'un lent quotidien, une accumulation d'allées et venues, de petits problèmes professionnels, privés, domestiques, les longs rituels d'un interminable shabbat, les frictions au bureau avec son père assiégé et miné sous ses yeux de fille par la corruption, les négociations de plus en plus crispées et morcelées avec les intégristes voyous, la grande audace publique de Michale est surtout de lâcher ses cheveux que, contre son père, contre les étudiants talmudiques, elle refuse obstinément de couvrir, avec la seule indulgente complicité du vieux rabbin et ses simples paroles: «Michale est comme ça, elle ne pense pas mal agir». Cinquante minutes où les séquences se tendent, se raccourcissent et se cognent, où le temps se fragmente, où monte la trépidation de la ville et, tout à coup, au sens propre, c'est la bombe: la mort de son amant dans un attentat-suicide sur la place Atarim où, instant volé à sa vie de travail, elle venait de lui donner impromptu rendez-vous, après une matinée éprouvante à se confronter à ces religieux malfrats, ces tartuffes violents.
Alors Michale passe de l'autre côté, emportant avec elle dans la crise son enfant, son silence, son obstination à simplement être, une évidence à l'obscur contenu.

Ce lit d'hôtel roule tout au long du film son éboulis: le lit domestique, dans lequel Michale remplit consciencieusement ses devoirs conjugaux; celui que lui prête Nehama, — puéricultrice et souveraine d'un monde d'enfants (on y croise un instant la radieuse Sarah Adler, centrale dans Notre Musique de Jean-Luc Godard) qui, face aux menaces des sectaires dont Michale a dénoncé les malversations, prendra la défense de son amie, et son destin jusqu'à y trouver la mort — lit de Nehama, autre lit à deux places, que Michale va partager encore et toujours mais avec son enfant (jamais indifférent, ce moment où un cinéaste ose filmer l'enfant, aventure amplifiée dans Tehilim). Un autre lit enfin, inaccessible où, après une nuit de désespoir passée sur une chaise longue à écouter mugir la mer, elle ne pourra jamais aller se reposer seule, interdiction qui l'amènera à quitter le domicile. Mais au bout de la fuite, au bout du film même, le trouvera-t-elle enfin, ce lit pour soi?

Les précédents films américains avaient poussé l'improvisation à son extrême. Sincère et ingénu, Nadjari lui confiait la trop lourde tâche d'être seule garante de vie de résidus sociaux voués à disparaître dans la métropole mortifère, des gens jeunes pourtant, jouissant d'une sorte de fascination de la mort et se sachant condamnés d'avance à son précoce rendez-vous. Apartment #5C ayant rencontré les limites de cette première grâce narrative et filmique, Nadjari perdit son innocence aux mains pleines et se trouva contraint de bouleverser ses manières et ses préoccupations.
Avanim explore un après, un au-delà de l'improvisation: la caméra numérique (haute définition cette fois) est entourée par une équipe désormais familière où tous ont pris ensemble le "pli du danger" pour se consacrer à la captation vitale. Par exemple, Michale n'est pas seulement Michale, c'est en réalité, d'abord et peut-être surtout, qui elle est: la figurante Asi Levi, nouvelle madone des castings, doit se battre pour exister devant les monstres sacrés du cinéma israélien (et eux voudraient, dans le film même, continuer à dominer, violemment s'il le faut, le monde des génériques), avec pour toute arme son corps, ses yeux qui les fixent sans sourciller, son entêtement à être. Quand la caméra de Nadjari témoigne de cette expérience humaine réelle, serre de très près cette chorégraphie de l'affirmation d'une abstraite mais déterminante fureur, ou cueille de loin au téléobjectif la prisonnière en fuite dans les lumières crues et les interpositions de la ville, des embouteillages, du mouvement, y voir des effets d'improvisation, c'est refuser d'être au cinéma dans un lieu de pensée.

Alors ce titre: Avanim ("Pierres"), la fin seule le justifierait-elle pleinement? Ici plus qu'ailleurs nous sommes en un pays où il faut toujours, à l'obscure clarté des symboles, déchiffrer à revers les mots, les gens, les vies et les films: même si elles ne sont que des pierres, tout le monde sait ici qu'elles ont toujours été là, et la pétrification des rites ne peut être ébranlée que par la dureté minérale de l'obstination d'exister. Quittes à ce que, entre des mains de religieux criminels, une pierre tue, quitte à ce que des doigts qui ont un instant pu se brûler à l'existence même soient à nouveau persuadés d'enfoncer avec foi ces pierres rituelles dans la terre d'une tombe fraîchement comblée. Au moins, l'expérience traversée de cette intifada intime nous promet à présent le retour inéluctable de l'intérieur défi.

jeudi 3 septembre 2009



Le regard de Fanny:

Je viens de voir Avanim dont tu m'avais parlé, j'avais envie de te livrer (très pudiquement), mes "associations libres", car ce film m'a beaucoup touchée.

Cette femme qui s'octroie quelques moments de liberté dans un corps à corps, dans une décharge pulsionnelle, une étreinte sans paroles. Et le retour au père, mais elle n'est jamais là, même avec son fils avec qui elle semble avoir une relation heureuse, elle n'y est pas. Elle appartient au père comme le mari qui n'existe pas sans le père, je ne voudrais pas en faire une histoire banalement œdipienne, mais il me semble que ce lien au père très particulier que Nadjari explore sous toutes les coutures dans ses autres films est très prégnant. On navigue toujours entre disparition et meurtre, comme si la présence à soi-même ne pouvait passer que par la rupture radicale, violente et meurtrière et de fait il ne peut pas en être autrement. La réconciliation avec le père marque la distance possible, plus rien ne sera comme avant: «Tu n'es plus "ma" fille». Elle choisit de vivre ailleurs en-dehors de la mainmise du Père tout puissant qui couvre la tête des femmes et les lapide.

C'est comme si la disparition de l'autre permettait de se positionner, la perte nécessaire qui permet d'être un peu plus présent à soi-même, car elle semble tout avoir, un père, un mari, un amant un fils et pourtant tout est vide, elle ne peut ni être mère, ni femme, ni fille, elle est juste là, sans consistance, toujours à côté...


• Nous signalons la parution en avril 2011 de nos prochains ouvrage: "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", et "Pour John Cassavetes", aux éditions Le Temps qu'il fait.


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© Photogrammes: Raphaël Nadjari, Avanim (2005). 1. Asi Levi et Shaul Mizrahi — 2. Rav Ozeri.

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