Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 10 juin 2010

Anatomie d'un courriel


À la mise en forme près (couleurs, espacements, polices de diverses grosseurs) voici le texte d'un courriel reçu le mercredi 2 juin, au lendemain de l'opération militaire israélienne sur la flottille turque dite humanitaire. Les / signalent les sauts à la ligne. Quoique et quoi qu'il nous en coûte, respectons son approximation orthographique et reproduisons les deux pièces jointes.


Manifestation pour exiger des sanctions contre Israel / Mercredi 2 juin 18h / Place de la Victoire / Grosse Manifestation / Samedi 5 juin 15h / Place de la Victoire / Mobilisez votre famille et vos amis et ramenez vos drapeaux et keffiehs afin qu'on soit bien visible!!!!! / P.S: en pièce jointe, deux photos de militantes belges qui étaient à bord du bateau avant de se faire emprisonner... des terroristes selon l'état d'apartheid...

Quelques remarques:

• Ce courriel émane d'une personne privée, qui l'a reçu d'une autre, qui n'avait d'ailleurs elle-même pris nul soin de cacher les noms et adresses de ses trente-neuf autres destinataires, toutes personnes également privées. C'est même sur ces liens intimes que la logique de ce rédacteur (ou de cette rédactrice) compte puisqu'il s'agit d'en appeler à la «famille et aux amis» dans un but auto-qualifié de «mobilisation».

• Or, si «mobilisation» garde un sens, aucune organisation n'y appelle clairement, ne produit tenants et aboutissants d'une quelconque analyse politique collective justifiant son ou ses mots d'ordre. Ainsi, dans le champ de l'action politique, comme dans celui des "apéros géants", chacun à présent tire sa légitimité du seul pouvoir que lui confèrent à ses propres yeux sa mailbox et son carnet d'adresses devenu annuaire public, pour convoquer nommément à une, que dis-je, à deux «grosses» manifestations sur la place publique, en estimant suffisante l'exploitation de l'immédiate émotion, par ailleurs bien compréhensible mais à elle seule politiquement injustifiée et toujours mystifiante et manipulatrice, que suscite l'événement.

• Que ce rédacteur prévoie d'un seul geste deux manifestations, l'une le mercredi et l'autre le samedi, prouve simplement qu'à ses yeux, le temps ne change rien à l'affaire, ne peut en aucun cas apporter quelque nouvel élément d'information ou de réflexion: le mercredi pour ceux qui peuvent réagir tout de suite, le samedi pour ceux qui n'auront pu se libérer de leurs tâches professionnelles. Mais en soi, la cause est définitivement entendue, à la minute.

Chaussons tout de même nos lunettes:

• Le rédacteur appelle à des sanctions contre Israël, sans qu'il ait précisé de qui il pourrait «exiger» ces sanctions. De L'ONU? De notre gouvernement? Ou confond-il ici sanctions et les diverses tentations honteuses de boycott qui ont traversé l'esprit des dirigeants du réseau de salles de cinéma Utopia (mais qui, entre le mercredi et le samedi justement, ont, devant l'énormité de la bévue, tenté de jouer sur les mots sans convaincre personne), des idiots utiles du calibre d'un Ken Loach, ou d'un Henning Mankel qui, dès le mercredi également — mais aura-t-il tenu lui aussi jusqu'au samedi? — poussait le génie littéraire jusqu'à ne plus vouloir voir ses romans traduits en hébreu? Au nom de qui au nom de quoi cet anonyme rédacteur serait-il en capacité d'exiger quoi que ce soit de qui que ce soit, puisqu'il ne se désigne ni ne désigne publiquement personne d'autre que ses destinataires?

Et contre qui? «Contre Israël»? ou, comme il aurait convenu qu'il le précisât: «contre la politique désastreuse de ses gouvernants», politique dont de nombreux Israéliens — ici Amos Oz ou David Grossman par exemple — savent dénoncer fermement et sur place les méfaits, en leur nom et avec un tout autre courage et surtout un tout autre discernement? C'est que la nuance pourrait être de taille en ces temps où de nombreuses voix qui se sentent ou qui se savent d'importance, des collectifs, des États souverains dans des instances internationales — même si, comme l'Iran, ils sont provisoirement gouvernés par des usurpateurs — en contestent l'existence pure et simple? La question se poserait de façon moins troublante si le rédacteur n'avait également réduit la Palestine à «vos drapeaux et vos keffiehs» — le «vos», fort étrange, mériterait à lui seul un long commentaire — alors qu'il aurait été ici aussi mieux inspiré de lui reconnaitre leaders, représentants et gouvernants, une OLP et un Hamas, et de leur faire l'honneur de rôles et de responsabilités.

Ou alors, est-ce État pour État — dont l'un est qualifié d'«État d'apartheid» et l'autre même pas nommé —, ou entité pour entité? Force est de constater que le rédacteur anonyme poursuit ici son travail de dépolitisation de l'événement, pour s'en remettre à de pitoyables réductions, dans le seul but qui, à ses yeux justement, compte: «être visibles». Dans une région, dans un ensemble de problèmes où l'essentiel est invisible aux yeux, et où la logique médiatique du visible a produit suffisamment de sinistres dégâts, le visible est sans doute le pire des chemins.



• Le visible donc: attardons-nous enfin sur les deux photographies en pièces jointes. Deux belles et jeunes femmes: Kenza, en bandana et keffieh justement; Fatima, en longs et libres cheveux frisés et lunettes d'intellectuelle émancipée, faisant toutes deux le V de la victoire, avec la mention «citoyenne belge emprisonnée pour la justice en Palestine», aux soins de freegaza.org.

Au-delà de la jeunesse et de la beauté, toujours émouvantes — «Le cinéma, c'est faire faire de jolies choses à de jolies femmes» disait déjà Jean Renoir – rédiger un tract ou un slogan n'est pas une opération que l'on peut mener à la légère. Perplexe, je pose donc ici cette question: dois-je lire «Emprisonnée, pour la justice en Palestine», ou «Emprisonnée pour la justice, en Palestine». Bien des sous-entendus pourraient se jouer dans cette absente et partout présente virgule. Et cette signature qui ne signe que les pièces jointes, faut-il qu'elle signe l'ensemble, puisque visible elle est la seule?

• Notre éducation politique nous a toujours enseigné qu'un appel à mobilisation doit demeurer une action collective, démocratique, c'est-à-dire d'abord et avant tout responsable: qui ici répond exactement de quoi?