Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 27 janvier 2011

Notre Tunisie: les mots pour le dire




Certes, les mots ne sont pas toute l'histoire, mais y penser commence par là. Ainsi de trois mots au moins récurrents sur ces événements:

• Révolution d'abord. L'événement en effet dépasse la simple émeute, révolte ou insurrection. La situation actuelle peut être sans doute qualifiée de révolutionnaire puisque, selon la formule bien connue, le pouvoir ne peut plus et les gens ne veulent plus. Néanmoins, pour qu'une situation révolutionnaire engendre une Révolution, il faut que la durée s'installe dans un rapport de forces favorable à des constructions politiques et juridiques positives. Ainsi, les mouvements de comités, les grèves ouvrières importantes, la perspective d'une Constituante pourraient transformer le mouvement en processus. C'est alors seulement que nous pourrons connaître une Révolution tunisienne, tant espérée en effet. Mais en France, et même souvent en Tunisie, nous entendons plutôt parler — déjà — d'un "après la révolution" alors que, si nous nous en tenons à notre distinction élémentaire entre situation révolutionnaire et Révolution, celle-ci tarde dangereusement à commencer.

• Du jasmin ensuite. Nous vibrons tous aux diverses harmoniques de ce mot et de cette image. L'odeur du jasmin embaume nos vacances, mais les petits bouquets confectionnés par les femmes et les enfants et vendus à la sauvette jusque dans les restaurants de France, le brin de jasmin qu'enfilent les vieux sages débonnaires et pacifiques au bord de leurs chéchias ou que portent à l'oreille les jeunes Tunisiens, suivez-moi jeunes filles, ne pourront recouvrir la puanteur des jeunes vies fauchées dans l'abnégation et l'enthousiasme de ces journées extraordinaires. Ni le mensonge d'un pouvoir qui promet de ne plus tirer alors même qu'il canonne, manœuvre et la reine s'enfuit en emportant discrètement avec elle une toute petite tonne et demie d'or (soit cinquante millions d'euros) sans compter, dans la même valise en carton, les avoirs et biens que leurs hôtes européens tardent à saisir.

Révolution du jasmin, comme il y eut une Révolution des œillets (oublions pour l'instant la rose socialiste)? C'est aller vite. La Révolution portugaise de 1974 fut de celles qui donnent durablement leçon et exemple au monde: pour la première et seule fois dans l'histoire moderne, une armée prend le pouvoir sans tuer personne, pour le rendre aussitôt aux civils. Si, contrairement aux forces de police, l'armée tunisienne a jusqu'ici observé une neutralité décisive, il n'est pas dit que ses chefs ne soient pas tenaillés par l'ambition de se saisir à leur tour du pouvoir politique. Quand il se fane, le pâle et fragile jasmin devient kaki. Ou brun.

• Contagion à présent. Comme si, toujours aux yeux des commentateurs européens, l'aspiration à la démocratie et à la liberté était une maladie, et qu'il fallait un terrain favorable pour qu'ils s'emparent des organismes, malades eux aussi. Comme si on ne savait pas où mène toujours la métaphore biologique dans l'Histoire. Comme s'il fallait conforter cette idée des tyrans que le mal insidieux vient toujours forcément d'ailleurs et qu'il conviendrait de s'en protéger. Comme si nous, nous n'avions pas d'autre mot, en vrac ou au choix: extension, montée des espérances, prise de conscience populaire et organisation locale des luttes, rapports de forces contradictoires, etc. pour dire et penser les événements en cours. Je préfère pour l'instant écarter la mythologie autour de l'internet comme vecteur de cette morbide propagation. Les internautes Tunisiens ne cessent de répéter à qui ne veut pas les entendre: "Ce n'est pas nous qui faisons l'événement, ce sont les gens, jeunes et vieux, de toutes classes, dans les rues, sur les places, dans les usines de nos villes et de nos villages. Nous ne sommes pas des virus."

• D'autant que la contagion serait circonscrite au "reste du monde arabe". Comme si le monde non arabe, c'est-à-dire le nôtre et celui de nos observateurs, était à l'abri de cette crise politique, morale et économique qui pointe aujourd'hui sur l'autre rive, mais dont tous les éléments sont d'ores et déjà réunis en Italie (quatre-vingt kilomètres de mer à traverser, rien du tout pour un virus), et ne tarderont pas à l'être ailleurs. Crise du pouvoir politique qui montre partout sa faillite et sa corruption, crise des valeurs citoyennes traditionnelles cessant d'assurer le consensus et les règles mêmes du jeu politique, et surtout crise économique profonde, non point seulement celle des banques et de la dette publique, mais celle engendrée par la transformation des matières premières, au premier rang desquelles le blé — au plus haut aujourd'hui même à la bourse de Chicago — et l'énergie, en purs produits financiers à l'échelle mondiale, dont les prix ne correspondent en aucune façon à leur offre et à leur demande et qui peuvent, d'un jour à l'autre et indépendamment de toute pénurie ou catastrophe climatique, faire basculer des millions de gens, arabes ou non, dans l'extrême pauvreté et, comme au Maroc, dans de ruineuses tentatives politiques de régulation locales. C'est ce qui est arrivé en Tunisie, malgré ses réussites économiques, industrielles, touristiques, et même éducatives et sociales, au prix du paternalisme et du clientélisme certes, mais est-ce si arabe que ça? C'est ce qui arrive en Égypte et qui ne peut qu'arriver en France si les céréales, le coton, les sources d'énergie, demain l'air et l'eau peut-être, continuent d'être ainsi financiarisés à l'échelle de la planète.

Sans parler des responsabilités de pays qui ne cessent de se demander comment développer des partenariats avec la Chine, alors qu'ils ne parviennent pas à réguler une coopération avec des pays, ceux de Mare nostrum précisément, la mer aux deux rives, des gens qui, pour certains, nous connaissent bien, sont des mieux instruits et formés, parlent souvent encore notre langue et se donnent cette chance de revisiter avant nous les leçons et espérances révolutionnaires.

© La Voix du Nord-ÉCO, 19 août 2010, Infographie Giem.