Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 17 mai 2011

Nurith Aviv: Une langue et les autres (2002-2011)



Notre dossier cinéma s'appelle Les Trains de Lumière. En lumineuse raison de L'Entrée d'un train en gare de la Ciotat et du premier travelling réalisé par Alexandre Promio pour le compte des frères Lumière en 1897 à bord du train de Jérusalem à Jaffa que nous allons retrouver tout de suite, mais aussi au nom des ombres de Monsieur Verdoux ou du spectre Henryk Gawkowski, le conducteur de locomotive de Shoah. Les trains, c'est tout le cinéma et c'est l'extermination, une douleur qui a eu raison de Jean-Luc Godard, ce que Nurith Aviv a entrepris justement de filmer.

Si, parmi cent films, vous avez vu Histoire de Paul de René Féret, Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère de René Allio ou, d'Agnès Varda, Daguerréotypes, L'une chante, l'autre pas et Documenteur, vous avez déjà vu des images de Nurith Aviv (comme née sous le signe d'Yasujirō Ozu, puisqu'en hébreu son nom signifie lumière de printemps, à moins que ce soit printemps de lumière). Elle a réalisé aussi une dizaine de documentaires. Les éditions Montparnasse (encore et toujours!) viennent de réunir les cinq derniers, des essais sur la langue hébraïque: des immigrants ou natifs de toutes origines parlent aujourd'hui cette langue à la fois sacrée et profane, des traducteurs la traduisent dans toutes les langues. En supplément — suivi d'une belle prise de parole par Édouard Glissant, L'alphabet de Bruly Bouabré, un film dont rien ne se raconte et qu'il faut découvrir: un artiste africain plie à sa volonté les rébus de l'alphabet, réinvente le pictogramme, âme originelle de l'hébraïque aleph-tav. Un livret-Babel de cent vingt huit pages, Une langue, et l'autre, réunit les textes — originaux et traduits — des quatre premiers.

1. Vaters land / Perte, 2002. — «Ce film, prévu pour une soirée Thema d’Arte sur le deuil, devait durer trente minutes. J’ai tout de suite pensé au nombre 30 qui, dans la tradition juive, renvoie aux trente jours de deuil. Et j’ai choisi un parcours de métro qui dure exactement trente minutes, de Ost Kreuz à West Kreuz (de la Croix de l’Est à celle de l’Ouest)».

Deuil dans les mots de Freud (Deuil et mélancolie, 1915): «Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc.». Deuil dans la mélancolie d'Hannah Arendt, souhaitant renoncer à tout travail de l'esprit, devant l'abandon d'alors commis par les intellectuels — pense-t-elle encore ici à Martin Heidegger? Deuil: le titre allemand Vaters land (pays du père) venu de Vaterland (la patrie) l'élabore mieux que Perte, titre français.

Travelling d'une demi-heure par la fenêtre du train urbain, en surimpression des intellectuels justement: le physicien Gustav Obermair et son deuil de «la fécondation mutuelle de la rigueur prussienne de Max Planck et les chemins de traverse de la pensée juive, incarnée par Einstein»; le psychanalyste Claus Dieter Rath s'apercevant trente ans plus tard que de là viennent tous ses pères, Freud, Kafka, Benjamin et leurs fils Adorno, Marcuse; avant de disparaître, l'écrivain Jutta Prasse, à la mémoire de qui le film est dédié, en deuil père et mère de sa langue: «Je dissocie ma langue maternelle de ma patrie. Deux niveaux différents que j’essaie de maintenir séparés. Or, c'est une erreur, c’est impossible. La patrie allemande a causé un tort terrifiant à ma langue maternelle»; l'ami protestant Hanns Zischler enfin, et sa réalité intime accueillie en lui-même par ses rencontres avec les juifs Szondi, Derrida, Celan. Père et patrie, mère et langue maternelle. Arrêt focus au terminus.

2. D'une langue à l'autre, 2004. — Immigrés d'Allemagne, de France, de Hongrie, d'Irak, du Maroc, de Pologne, de Roumanie, Russie, ou de Suisse pour la grande aventure d'Israël dans l'après-guerre — ce pourrait être le monde entier —, ils se confrontent à l'hébreu qu'ils doivent apprendre rapidement au nom de la construction du sionisme et de l'union nouvelle, souvent contre leur langue d'origine, dont ils ne peuvent qu'avoir honte, surtout s'ils parlent yiddish ou s'ils écoutent leur musique orientale. Mais, malgré la honte devant les pionniers, leur langue maternelle a la vie dure et enfouie, elle dit le reste.

Aux poèmes que Meir Wieseltier n'a pu écrire en hébreu qu'après avoir assassiné le russe, Pouchkine et Lermontov continuent d'imposer leurs rythmes et leurs couleurs; par les siens, Agi Mishol est certaine d'habiter sa patrie hébraïque, mais lait, courgettes, larmes et rires goûtent mère hongroise; quand parle hébreu le musicien marocain Haïm Uliel, son accent le désigne, alors il chante mi-arabe, mi-hébreu, un couplet oui un couplet non, avec son orchestre où une blonde frappe la darbouka; le grand romancier Aharon Appelfeld sait qu'hébraïser aujourd'hui en Israël relève ipso facto de l'idéologie et revendique son duel intérieur, deux langues, deux paysages, sublimés dans la reconquête du yiddish; mais surtout, le palestinien Salman Masalha, oralité arabe, écriture hébraïque apprise à l'école des conquérants, s'en est emparé pour langue poétique: «L'hébreu n'appartient plus aux juifs. L'hébreu appartient à quiconque le parle et quiconque l'écrit. Même si des gens venus d'ailleurs l'ont renouvelé, il appartient à cette région comme l'arabe et d'autres langues sémitiques. Au moyen de l'hébreu, je ne prends pas seulement possession de la langue mais je renforce aussi ma possession sur le lieu». Eliezer Ben Yehuda, rénovateur de l'hébreu, pouvait-il mieux rêver d'aussi traverse descendance?

3. Langue sacrée, langue parlée, 2008. — 1897: pour le compte des frères Lumière, Alexandre Promio invente le travelling à bord du train de Jérusalem (la ville sacrée) à Jaffa (aujourd'hui Tel-Aviv la profane). La même année, Theodor Herzl tient à Bâle le premier congrès du sionisme qui donne le coup d’envoi au sionisme: «Qui parmi nous saurait acheter un billet de train en hébreu?». Et Freud invente la psychanalyse, avant de finir dans la toile de Valerio Adami, dans son dernier train pour Londres. Nurith Aviv refait le même voyage du Nord au Sud, de droite à gauche donc, selon l'écriture. Sur la terre sacrée pauvre, aride et caillouteuse, gagnent peu à peu les immeubles, les gares, les entrepôts, les zones industrielles et les grandes surfaces commerciales. Tout le gain moderne est-il là pour autant? Treize hommes et femmes, tous nés en Israël, d'abord silencieux près de leurs livres, se laissent prendre par la parole pour dire que le moderne et le profane ne se résument pas à la production matérielle et au commerce.

Pour les plus utilitaristes, la Bible est d'abord le manuel pratique des excursions familiales: ni shabbat ni bougies, l'âme n'a pas de fêtes fixes; ou alors pour la jeune fille sage à son piano, le Talmud sert d'assise inébranlable, avant que ses pages, mystérieuses comme des fenêtres d'ordinateur, l'ouvrent à la poésie. D'autres demeurent mystiques, soit directement: «Si j'élimine l'Esprit saint, je tue mon hébreu», soit de façon transgressive, comme cette peintre qui, quasi mallarméenne, s'autorise à ajouter une lettre au Tétragramme afin de le dégrader; ou cette autre, pascalienne ou prudente, tenant à nommer ses enfants de noms bibliques (Si Dieu existe, on ne sait jamais) et écrivant en hébreu pour témoigner qu'au XXe siècle il aura existé ici des gens parlant et écrivant cette drôle de langue. Quelques-uns y puisent truculence et puissance physique: «Une langue dans laquelle on baise, on insulte. Et pourtant quand j'écris en hébreu j'essaye de penser aussi à tout ce qui en a été jeté par-dessus bord, l'hébreu rabbinique par exemple, hébreu du profane et du quotidien»; ou, mémorable moment, cet homme imposant évoque calmement le Cantique des Cantiques pour se laisser envahir, posséder par les souffles des lettres et les râles des mots qui secouent tout son corps. Des résistants enfin continuent à trouver que le vrai trésor de la langue parlée est demeurée dans le yiddish «envoyée avec tant de ses locuteurs dans les chambres à gaz, cette langue renvoyée pour laquelle je me suis pris d'amour, si opposée à l'hébreu que je connaissais». Et non dans cet hébreu sacré, une langue «congelée depuis deux mille ans».

Trois intermèdes ponctuent le film: le magnifique alphabet chanté de Victoria Hanna, une courte psalmodie du XIe siècle dans la tradition du Cantique des cantiques, et pour clore le film une prière du soir récitée par son auteur. Et, en bonus, quarante minutes où, dans ses beaux vêtements de shabbat, Hélène Cixous nous livre un de ses gais monologues dont elle détient les secrets.

4. Traduire, 2011. —
L'ascétisme du dispositif vise à concentrer nos yeux et nos oreilles sur l'essentiel: travelling sur le quartier — nous jouons à deviner où nous sommes —; une image d'intérieur s'éclaire progressivement un homme ou une femme (on sait son nom et sa ville), debout près de la fenêtre et de ses livres. Puis, assis à son bureau, le traducteur parle. Deux ou trois plans de coupe à nouveau sur son extérieur: rade de Brest, maisons de bois de Boston, toits de Paris ou de Malakoff, immeubles de Tel-Aviv ou pierres d'Acre. Entre les mots, des poèmes et des textes suivent les caractères de l'écriture.

Il s'agit d'amener ces passeurs de textes (d'où les fenêtres) à vivre en mots devant nous leur voyage de l'hébreu — Midrash, poésie ancienne et moderne, romans d'hier et d'aujourd'hui — vers neuf langues (le français, le castillan et le catalan, le yiddish, l'italien, le russe, l'anglais, l'allemand, l'arabe). Comme dans les images d'accueil, l'obscurité se dissipe toujours mais souvent pour faire place au contre-jour. Certains témoignent surtout des problèmes que rencontre tout traducteur «de toute langue en toute langue», comme dirait Édouard Glissant: éprouver les limites de sa propre langue, la tordre et la transgresser, résister à la tentation de la rendre jolie, et pour finir toujours se heurter à elle et donc à soi, à sa propre ville là, dehors, à ses meubles, à ses livres. Identifient-ils toujours les pièges et les illusions? Puis-je vraiment, traduisant, «me transformer en l'auteur que je traduis»? Croire longtemps possible de «comprendre ce que signifiait pour lui, utiliser ses mots, pénétrer en profondeur l'intimité du poète médiéval»? Quand d'autres vont plus loin en ces quelques minutes, en commençant par admettre l'étrangèreté radicale de toute langue hors les murs, et singulièrement celle de l'hébreu, ses origines religieuses et sacrées, son rapport moderne au parler yiddish, ses strates enfouies ou affleurantes.

Deux profondes prises de parole concluent ce dernier volet de la trilogie, à écouter avec notre cœur et notre intelligence: Rosie Pinhas-Delpuech expliquant que c'est surtout la «peur d'oublier l'hébreu» (avait-elle peur de n'oublier que la langue?) qui l'a amenée à traduire «beaucoup de livres», jusqu'à rencontrer — histoire de tous les traducteurs — la traduction fondamentale et fondatrice qui a transformé cette peur en destin; et le Palestinien d'Acre, Ala Hlehel, pour qui la traduction de l'hébreu, «la langue de l'occupant, mais aussi de la culture», vers la langue sacrée du Coran — mais aussi celle, parlée des blogs et des SMS —, est entre suicide, assassinat et renaissance: «Je devais renoncer aux lois de ma langue, abandonner mon grand amour pour la langue arabe et lui dire: "Pardon, mais il faut en un sens que je te tue, que je te soumette afin de traduire Hanoch Levin"». Langues jumelles, et fratricides si n'existaient un, deux, trois, mille Ala Hlehel.

PS. — J'ai parfaitement oublié ma «langue maternelle» (l'arabe). Ma «langue domestique» grand-paternelle, l'italien grâce auquel, comme traducteur, j'ai vécu de magnifiques lectures, voyages et rencontres quinze ans durant, mon père ne la parlait guère. Puisque je l'ai appris en ville et à l'école, le français est ma «langue maîtresse» ou «directrice». Quel linguiste aux aiguisés concepts désignera ma «langue première»? D'autant qu'à l'école, justement, l'anglais que je ne maîtriserai jamais fut ce qu'en 1953 — après avoir longtemps hésité avec l'allemand («on ne sait jamais» lui aussi) —, mon père me choisit pour «première langue».
Qui veut vraiment en imaginer davantage sur cette histoire et celle de milliers d'enfants séfarades nés dans ces pays durant la guerre parcourra Préhistoire (1980).

© Valerio Adami:
Sigmund Freud in Viaggio verso Londra, 1973. Toile propriété de la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence.