Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 4 février 2012

Gérard Miller: Rendez-vous chez Lacan (2011)




Les Éditions Montparnasse publient aujourd'hui un nouveau DVD,
Rendez-Vous chez Lacan, un film écrit et réalisé par Gérard Miller. Notre collaborateur Philippe Méziat nous en offre la recension. Philippe Méziat s'est récemment entretenu avec nous de ses liens avec Jacques Lacan. Merci à lui.

Bravo Gérard Miller! — Les suppléments qu’offre le DVD par rapport au film projeté à la télévision à la fin de l’année 2011 permettent de mieux comprendre les intentions de l’auteur de ce court métrage, Gérard Miller, psychanalyste et enseignant, frère de Jacques-Alain Miller, lui-même gendre de Jacques Lacan, mort en 1981. Ce film fait partie des œuvres qui ont marqué le trentième anniversaire de cette disparition, tout comme la Vie de Lacan que J. A. Miller a commencé de publier, et dont on attend la suite (1).

En réalisant ce film, Gérard Miller a voulu partager avec le plus grand nombre ce qu’il avait découvert, compris, aimé dans la personne de Lacan. Dans le supplément qui lui est consacré, il finit par reconnaître d’ailleurs, et de façon presque exaltée, que ce vœu est en contradiction avec ce que la psychanalyse projette, qui n’est pas de guérir des maladies en général, névroses ou psychoses, ou de réduire des symptômes, mais d’écouter un sujet dans sa particularité, et d’en faire advenir le désir. Cela dit, l’auteur des Écrits avait déjà répondu en acte à l’objection puisqu’il avait accepté, en 1973, d’être filmé dans son bureau, par un tout jeune cinéaste qui a fait son chemin depuis, Benoît Jacquot. Questionné par Jacques-Alain Miller, à qui il avait confié le soin de rédiger ses séminaires, Jacques Lacan avait ainsi dévoilé à à vingt heures trente (!) une partie de son enseignement. Ce fut Télévision, diffusé en deux épisodes et transcrit ensuite dans un petit volume.

Gérard Miller ayant découvert par ses attaches familiales que «Lacan était un type absolument étonnant», il a estimé «qu’il n’y avait aucune raison de ne pas le faire savoir au plus grand nombre». Il s’y emploie tout au long d’un film d’une grande rigueur, dont le montage est tiré au cordeau, et la tonalité générale marquée du sceau de l’enthousiasme. On commence le parcours qui conduit vers le rendez-vous, pour la terminer à Venise, cité admirablement métaphorique des constructions de l’Inconscient (mais Rome eut aussi fait l’affaire), et on découvre au fil de nombreux entretiens habilement découpés la personnalité d’un psychiatre, psychanalyste et enseignant qui fit scandale parce qu’il fut courageux dans ses choix, acceptant de prendre des risques en permanence, qui voua sa vie à ses patients (de sept heures du matin à plus d’heure le soir) et à la transmission de ce qu’il avait découvert à leur écoute. Il reçut au 5 rue de Lille, dans un appartement assez exigu, soutenu et épaulé par la fidèle Gloria, sa secrétaire, et l’on découvre petit à petit les aspects essentiels de sa pratique au fil des témoignages de ses analysants devenus pour la plupart psychanalystes à leur tour. «Il te prenait d’une main et te secouait de l’autre» dit l’un, cependant qu’Éric Laurent est absolument impayable (c’est le cas de le dire) quand il évoque la façon dont Lacan se faisait payer les séances. Qui n’étaient pas tarifées, comme du temps de Freud, mais adaptées à chacun, et l’on apprend ainsi que Joseph Attié ne paya les siennes qu’au bout d’un an!

Ayant demandé à Lacan pourquoi la psychanalyse était parfois si rebutante, au point qu’on cherche à en esquiver la rigueur, Gérard Miller s’entendit répondre quelque chose du genre: «La vérité est toujours incommode à supporter. Et il se peut que la psychanalyse finisse par nous apprendre sur nous-mêmes ce que nous préférerions ignorer. Plus nous approchons de la vérité de notre histoire, plus nous avons envie de lui tourner le dos.» On pénètre et on séjourne aussi dans la salle d’attente du docteur Lacan, grouillante de monde ou vide selon les moments, et on comprend que sa façon de briser les standards ait pu conduire à une exclusion excommunication») des cercles orthodoxes freudiens. Au sujet des séances à durée variable il est dit qu’elles «sont les seules qui peuvent attraper quelque chose d’un instant de l’ouverture de l’Inconscient». Petit à petit, on voit ainsi se dessiner dans sa vivacité le portrait d’un grand vivant, d’un homme au «désir en béton armé (2)», toujours en avance d’un temps sur la vie, jamais fasciné par le passé ou plongé dans des souvenirs. Lacan, qui avait épousé l'actrice Sylvia Bataille, était en relation avec de nombreux artistes, intellectuels de son époque, il savait mettre chacun au service de ses projets, et il eut la chance de trouver en Jacques-Alain Miller «l’au moins un qui sait me lire», confiant à ce dernier le soin de rédiger tous ses séminaires.

Marqué par une sorte de piété familiale qui se comprend à l’heure où les jalousies, les mauvais coups et les procès d’intention sont encore légion autour du corps de Lacan, ce film est aussi emballant que le fut le diable d’homme dont il restitue la présence. Le regarder sans prévention est évidemment une condition nécessaire. On ne le conseillera donc pas à ceux qui ont, sur la personne, la pratique et l’enseignement du docteur Lacan, voire sur la psychanalyse en général, des idées déjà bien arrêtées. Il est difficile de faire avancer les ânes, et il ne sert à rien de les fouetter.

1. Jacques-Alain Miller, Vie de Lacan, Navarin, 2011. Puisque l’actualité nous en offre l’occasion, signalons qu’Élisabeth Roudinesco, qui a publié également fin 2011 Lacan envers et contre tout (Ed. du Seuil) vient d'être condamnée le 11 janvier 2012 pour diffamation par la 17e chambre du Tribunal Correctionnel de Paris. Elle avait écrit que le célèbre psychanalyste avait été enterré «sans cérémonie et dans l'intimité» au cimetière de Guitrancourt «bien qu'il eût souhaité des funérailles catholiques». S'estimant diffamée, Judith Miller, fille de Jacques Lacan, avait porté plainte contre l’éditeur, et voit ainsi reconnue la blessure d’avoir été en quelque sorte accusée publiquement de n’avoir pas respecté les volontés de son père. Madame Roudinesco a évidemment fait appel de ce jugement.

2. Cette pertinente formule, que je tiens de l'un de ses analysants, n’est pas prononcée dans le film.

© Jacques Lacan, photographe inconnu. Tous droits réservés.