Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 6 mars 2012

Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011)




Frederick Wiseman est l'auteur de quarante films en plus d'un demi-siècle, principalement centrées sur les réalités de son pays, les États-Unis en ces décennies décisives. Le cinéaste aime aussi Paris qu'il connaît depuis sa jeunesse, où il a souvent travaillé pour son cinéma et pour le théâtre, et où il réside une bonne partie de l'année. Nous publierons prochainement un ouvrage complet sur l'ensemble de son œuvre. Tenons-nous en aujourd'hui à son dernier film sorti en 2011, Crazy Horse, qu'après La Danse / Le Ballet de l'Opéra de Paris, les éditions Montparnasse rendent disponible en DVD et en Blu-ray. Le livret d'accompagnement est confié à Pierre Legendre, pour un texte: Un théâtre de nus habillés de lumière, et pour une conversation avec Frederick Wiseman.
Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011). — Inventeur du Crazy Horse en 1951, Alain Bernardin (1916-1994), était un homme d'affaires, mais habité d'un zeste de folies et en quête d'une filiation noble: «Pas de plumes, Pas de parure extravagante. Je travaille sur le corps des femmes comme ont travaillé les sculpteurs ou les peintres. En somme, j'aurais voulu être Modigliani». Et comme les mythes l'exigent de tout créateur, d'une main de fer il mena ses innombrables modèles.

L'établissement appartient aujourd'hui à un consortium belge dirigé par Philippe Lhomme, qui a confié son administration à Andrée Deissenberg, venue du Cirque du Soleil. Après plusieurs années de stagnations et de querelles entre héritiers, le Crazy Horse doit redevenir un lieu mythique et lucratif à la fois, sous la pression de ses nouveaux actionnaires. Ils ont donc choisi de célébrer en 2011 son soixantième anniversaire avec Désir. Voilà les filles prises en mains par le chorégraphe et danseur Philippe Decouflé, bien connu pour ses mises en scène d'événements spectaculaires. Un autre personnage de la vie parisienne, le photographe et danseur Ali Mahdavi, lui apporte son concours comme directeur artistique. Le film se charge de montrer plus précisément les différents rôles, confusions et répartitions.

Andrée Deissenberg a permis à Frederick Wiseman de tourner les répétitions du spectacle et les coulisses du théâtre. Elle témoigne: «Frederick Wiseman fut le témoin discret et perspicace du travail de création, des frustrations, des doutes mais aussi de l’exaltation et des joie liées à celle-ci. Réinventer le Crazy était un réel challenge et Frederick Wiseman a su capter ces moments historiques avec tendresse et discernement».

En effet, le cinéaste reste constant dans l'estime et l'écoute qu'il apporte à tous les individus dont il témoigne, quelles que soient leurs positions sociales, leurs apparentes limites intellectuelles ou morales, où même les divergences qu'on devine parfois mais dont il prend soin de ne jamais accabler les personnes. Cependant, en abordant cette troisième institution parisienne, après La Comédie-Française ou l'Amour Joué (1996) et La Danse / Ballet de l'Opéra de Paris (2009), les désirs du cinéaste sont plus diversifiés et plus contradictoires.

C'est d'abord l'occasion, comme dans Boxing Gym (2010), de s'offrir un décor, des lumières, des techniciens, un agencement, d'une sophistication dont il ne pourrait financer le premier projecteur ― «Le film a coûté cent quarante mille euros. Le budget déjeuner pour un film d'Hollywood. Mais il faut les trouver, c'est difficile, même pour moi. Ici, heureusement, Canal + m'a donné l'argent». Et un ensemble d'actrices et d'acteurs hors de ses moyens, bien plus érotiques dans leurs loges, dans les pauses, dans les répétitions que le soir du spectacle sur la scène.

Son adoption de la caméra vidéo haute définition depuis La Danse fait ici merveille. Magnifiant lumières, couleurs, textiles, plastiques et plexiglas, miroirs, les reflets narcissiques ou créateurs d'étranges monstres, enregistrant fidèlement arlequins kaléidoscopes, effets spéciaux, projections sur transparences, vertiges cinématiques venus du Optical art, ses images prolongent le cinéma expérimental américain, comme issues de la grande école de Paul Jeffrey Sharits (1943-1993) ou même des inventions pionnières de Len Lye (1901-1980).

De même, Wiseman est attentif à élaborer de ces plans de pur cinéma que ne verront jamais les spectateurs depuis leurs tables et leurs sièges: cuisses, jambes, croupes, dos cambrés jusqu'à leur disparition en vagues d'un océan ou en dunes d'un désert, pieds haut perchés dans des escarpins Louboutin, ou en groupes serrés de près. Toute cette grammaire du corps en morceaux que Wiseman avait déjà explorée dans le monde voisin de Model (1980) et dans la cellule à tout faire de Seraphita's Diary (1982) se chargerait de l'irréalité du dessin animé si elle ne figurait aussi la silencieuse résistance des corps à devenir objets. Elles perdent ici jusqu'à leurs noms, pour ne plus répondre qu'à de violentes et interchangeables impositions: Lumina Klassika, Zula Zazou, Fiamma Rosa, Nouka Karamel, Zonnie Rogène, Volta Reine, Lady Pousse-Pousse, Loa Vahina, Jade Or, ou Psykko Tico, sans les citer toutes.

Alors, mouche sur le mur durant onze semaines et dès le second jour, ce cinéaste les a côtoyées aussi en pied, ailleurs que sur scène ou en séances d'essais, enregistré leurs rires devant un bêtisier de télévision où de grandes étoiles de la danse russe se cassaient la figure, et leurs débats sérieux face à un Decouflé à la dérive. Soudain ces corps réunis au repos pensent bien. Quand un cinéaste croise enfin des femmes, elles savent à leur tour le reconnaître, témoigner après coup: «En quelques images, Wiseman nous fait comprendre les nécessités du budget d’une revue et les exigences de la création. Nous autres danseuses, n’avions pas conscience de ces données, même lors de nos réflexions en réunions de travail».

Dans la bonne tradition du faux chic pour riches et touristes, le spectacle s'appelle Désir, mais la vraie question est celle de l'expression et de la suggestion de différents fantasmes, des plus évidents aux plus clandestins:

― Fantasmes des spectateurs qui doivent trouver un suffisant appel pour dépenser tant d'argent. Une place debout au bar coûte soixante-dix euros et un box privé VIP commence à mille euros. Sans oublier les breloques, les produits dits dérivés et les photographies de soi immortalisant leur passage, aussitôt tirées à la pelle sur des machines semi-industrielles.

― Fantasmes du metteur en scène qui, sous l'idéal rationalisé de la création artistique, doit trouver en lui des pulsions en accord avec les axes de l'établissement: culte du lesbianisme et de la masturbation, jamais d'hommes sur scène sauf dans des intermèdes réservés pour eux seuls, c'est à ce prix que les femmes peuvent constituer la moitié séduite de l'assistance. Car il s'agit ici de partir des femmes pour toucher les femmes d'abord et par elles emporter les hommes par les deux bouts. Formaté par les codes de la nuit, le matois Ali Mahdavi livre les références: «Saint-Laurent, Marlène Dietrich, Helmut Newton», et situe modestement son apport: «La légitimité est à Philippe. Disons que je suis plus attentif que lui aux costumes et à tout ce qui touche à la mise en scène de soi-même». Reste à Philippe Decouflé, selon ses propres mots, à «chapeauter l'ensemble de la cohérence».

― Fantasmes des danseuses, car quel autre démon pousse ces colombes à se soumettre aux crocs d'une audition d'une rare cruauté où, en rang comme du bétail ― Wiseman avoue avoir pensé à Meat (1976), son film sur les abattoirs du Colorado, en tournant cette séquence ― elles consentent à se cambrer et à se tourner pour montrer leur croupe à de chuchotants Cerbères, avec l'évidente ambition de chercher davantage que de quoi vivre, dans ce microcosme dont elles savent, et désirent sans doute, la rigueur morale et la censure sexuelle? Alors l'une d'elles peut murmurer, en russe: «Moi, je ne suis qu'une ombre et vous une clarté». Et toujours au fond la mise à mort de l'objet du désir, quand une femme entravée dans les liens descend lentement au fond de l'océan: «Se noyer est un bonheur» susurre la diseuse russe.

― Fantasmes enfin des actionnaires, d'enrichissement sans fin et de pouvoir maximal: «Le Crazy Horse ne ferme jamais», trouvant, eux, leur traduction dans la réalité, par la manipulation indirecte d'une douzaine de femmes nues déléguée à tous ces rêveurs, la maîtresse-femme, les deux artistes en renom et le discret contrepoint des machinistes et de leurs treuils et cintres, tapis roulants, orgues à lumière, consoles, ordinateurs. Mais attention: «ils ne payeront jamais soixante personnes à ne rien faire».

Dans son corps et dans sa voix même, la costumière et créatrice parisienne de lingerie de luxe Fifi Chachnil incarne exactement ce dédoublement entre fantasmes et réalités. Habillée en écolière et parlant de façon enfantine lorsqu'elle s'adresse à l'une des filles de la troupe, c'est en tailleur noir qu'elle menace Philippe Decouflé de démissionner s'il continue ainsi à changer d'idée toutes les semaines: «On ne déconne pas avec les filles toutes nues». Si Make me crazy est le slogan de la maison et le mot d'ordre donné à Philippe Decouflé, elle ne lui reconnaît pas le droit de l'appliquer sur elle.

Ici comme chez lui, Wiseman ne cesse d'interroger l'institution, ses rouages politiques et économiques, ses contraintes et ses roueries, son travail, ses performances et ses réussites. Et dans le même temps, l'apprivoisement de la caméra vidéo a certainement accompagné une évolution plus contemplative de son regard. Après tout, l'homme a parfois le droit, dans cette ville qu'il aime ― encore que le film ne soit sorti que dans dix-neuf salles en France ―, d'en jouir sans être condamné à se soumettre à ceux qui exigent de lui conformité à leur Wiseman, une caricature fondée sur une ignorance parfois encyclopédique de son œuvre.

L'homme de cinéma témoigne des jeux du théâtre dans les institutions sociales. L'homme de théâtre aborde ici l'illusion théâtrale comme une expérience de vie, sans la charger outre mesure de la mission de nous aider à comprendre le vaste monde, ce dont plus de trente autres films ont su si bien s'acquitter.

© Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011).