Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 13 avril 2012

Barbara Loden: Wanda (1970)




On avait vingt-cinq ans, l'année 1968 venait de passer sur nos récents mariages et, à l'aisance matérielle près, nous nous doutions déjà que L'Arrangement d'Elia Kazan (1969) prédisait nos futurs proches. Dans la décennie suivante, avec ses Scènes de la vie conjugale (1973), Ingmar Bergman continuerait le travail, carrément à domicile cette fois. Mais alors, emportés dans le noir d'une salle de cinéma par Kirk Douglas et Faye Dunaway, nul ne pouvait imaginer qu'un film allait presque aussitôt en sortir, alors qu'il ne nous foudroierait collectivement que trente-cinq ans plus tard.

Épouse d'Elia Kazan et venue d'un «pays de bouseux», la Caroline du Nord, l'actrice Barbara Loden avait tourné des seconds rôles sous sa direction dans Le Fleuve sauvage (1960) ou La Fièvre dans le sang (1961). Mais quand, après l'avoir pressentie dans le rôle principal de L'Arrangement, il céda à la pression de ses producteurs pour lui préférer Faye Dunaway, le couple se brisa de fait. Elle décida aussitôt d'écrire, tourner, interpréter et produire son propre film, Wanda, sorti en 1970 au bout de plusieurs années de quête matérielle, alors qu'il ne coûta que deux cent mille dollars. Le film reçut en 1971 le Prix International de la Critique à Venise, tenta deux sorties confidentielles en France: en 1975 d'abord puis, deux ans après la mort de Barbara Loden, en 1982 (hasard heureux et isolé de le découvrir alors), mais ce ne fut que sur l'insistance de Marguerite Duras explicitée à Kazan lui-même dès 1980, et l'aide concrète d'Isabelle Huppert, actrice habitée d'un analogue jeu absent, fermé aux émotions mais inexpugnable, qu'il fut distribué dans l'été 2003. J'entrais alors dans la première année de ma retraite.

À qui voulait l'entendre, Barbara Loden répétait qu'elle était Wanda, malingre et gauche, taiseuse ou rien à dire, docile et comme indifférente aux malheurs et aux échecs, mendiant l'argent nécessaire et fuyant la solitude au point de se donner à n'importe qui et tenter de le suivre: «just no good». À Venise qui la célèbre elle déclare: «J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité.»

Malgré la reconstruction mutuelle et a posteriori de leurs rapports, son époux au moins en était convaincu, qui confie dans Une vie: «Je n’étais pas persuadé qu’elle dispose des qualités requises pour être une cinéaste indépendante». Au contraire, Barbara Loden a incorporé dans Wanda Goronski sa farouche exigence d'indépendance, sa rébellion définitive avec toute condition féminine, son inerte refus du premier compromis avec l'Amérique, si animale qu'aucune féministe ne sut rien déceler derrière le renoncement et la passivité de Wanda. C'est justement en cinéaste indépendante et en auteur d'un chef-d’œuvre altier que Barbara Loden put se vivre en Wanda. Il suffisait pourtant de prendre au sérieux les mots mêmes de Barbara Loden pour, comme Marguerite Duras, être conduite à plus de lucidité: «Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda». Wanda est à l'évidence une extension de Barbara Loden. Mais pas seulement: dans un entretien de 1970 avec Michel Ciment, elle précisa vouloir mener avec ses moyens cinématographiques, 16 mm et équipe réduite, «des études à caractère sociologique d'individus dans leur propre milieu». Les projets et les moyens d'un Frederick Wiseman par exemple qui à plusieurs reprises (Welfare en 1975 ou Domestic Violence en 2001) rencontra des sœurs jumelles de Wanda Goronski.

Impossible en quelques lignes d'épuiser la richesse de ce film. Inutile même tant elle s'épanouit et s'impose dès la première vision. Par exemple:

• Dans ce road-movie emportant Wanda et celui qu'elle appellera toujours Mr Dennis (Michael Higgins), coupe en brosse militaire et lunettes trop petites pour lui, trois vêtements signifient le refus de Barbara Loden de ranger la femme dans ses rôles et ses apparences: la jeune fille porte pantalon et chemisier fleuri, lointain reflet de Marilyn — dont, en 1964, elle incarnera le double à la scène dans Après la chute de Arthur Miller —, si ses vêtements ne sortaient au mieux des rayons de Woolworths et si ses cheveux ne demeuraient raides malgré les bigoudis. Puis Mr Dennis va la déguiser en simulacre de mariée, couronne d'oranger sur la tête, robe blanche ultra-courte avant, pour les besoins du hold-up, de lui glisser un coussin sous la jupe sage et le chemisier, pour simuler une grossesse en sa complice. L'Amérique, dit-elle à Michel Ciment, est un pays «où les femmes n'ont d'identité que par l'homme qu'elles trouvent».

• L'Amérique, Mr Dennis va, en deux scènes qui ne se résument pas à cela, énoncer son grand secret: une première fois enseignant à Wanda qu'elle n'est rien si elle n'a rien; une seconde fois recevant durement la leçon de son père qui repousse son argent avec hauteur pour lui assener pire encore: «Quand tu gagneras honnêtement ta vie, alors tu redeviendras mon fils». Existences et liens fondamentaux ne sont rien devant la logique des petits billets verts.

• De ces billets dont regorgent les banques justement. Mr Dennis / amant / metteur en scène / Elia Kazan écrit minutieusement le scénario du holdup avant de forcer sa complice Wanda / maîtresse / actrice / Barbara Loden à apprendre et répéter son rôle, en dépit de ses résistances et de celles de son propre corps. Devant la faiblesse suicidaire de son régisseur, l'actrice parvient à sauver momentanément le film, mais l'évidence finit par s'imposer. Le couple refuse les moyens de son projet: tandis que, dans la voiture, Wanda fait un demi-tour sur place devant un agent de police, dans la banque Mr Dennis désarme le vigile mais range le pistolet dans un recoin au lieu de s'en emparer. Puis il va vers sa perte en pointant seulement son doigt dans le dos du banquier. Abattu si sommairement par la police que la caméra ne se donne pas la peine d'enregistrer sa mort.

• Une seule fois, demeurée seule, Wanda refuse de se laisser pénétrer par un homme de passage, avant d'être accueillie et nourrie par quelques hommes et une femme dans un bar en une fin figée et ouverte. Aura-t-on assez noté que cette fois, l'homme qu'elle a repoussé n'est plus un gros et veule représentant de commerce, ou un escroc en fin de vie, mais un tout jeune militaire, en ces dernières années de conscription obligatoire pour mener la guerre au Vietnam. L'année suivante, Frederick Wiseman, toujours lui, sort son cinquième film sur l'entraînement guerrier des jeunes recrues à Fort Knox: Basic Training (1971).

Wanda est né du refus d'une femme de demeurer plus longtemps la potiche de son mari, l'actrice bon marché des seconds rôles et la maîtresse de maison. D'une façon infiniment plus politique que tous les films contemporains qui croyaient l'être alors qu'ils n'étaient que volontaristes et moralisateurs — je pense au naufrage solipsiste heureusement provisoire de Jean-Luc Godard en ces mêmes années — Wanda / Barbara Loden se préfère en Électre devant l'État tyran familial, sexuel, professionnel, social et militaire. Plutôt que des banques et du système de production hollywoodien, elle accepte de n'importe qui des hamburgers, des bières et des cigarettes. Rescapée de la tyrannie de l'automobile et contrainte à l'embarquement, sans autre but précis que son film, l'errante démunie parcourt tout le cinéma pour le réinventer: impossible de ne pas retrouver l'incompréhension désarmée de Stan Laurel devant le sadisme dérisoire d'Oliver Hardy lorsque Mr Dennis l'oblige à enlever les oignons des hamburgers ou quand elle lui tend la clé de contact de la voiture volée alors qu'il vient de laborieusement bricoler pour la démarrer; évidente la mise en pièces de Marilyn Monroe — Joseph Mankiewicz sur son actrice secondaire dans Ève (1950): «Elle restait seule. Ce n’était pas une solitaire. Elle était tout simplement seule» —; forcément voulue la citation de Gun Crazy / Le démon des armes (1950) de Joseph E. Lewis dans l'attaque de la banque; indéniables les présences souterraines des couples Gelsomina et Zampogna de La Strada (1954) et de Bonnie et Clyde du film d'Arthur Penn (1967) — avec Warren Beaty, premier rôle de La Fièvre dans le Sang —; émouvante la parenté de Stella Stevens, chanteuse fragile dans Too Late Blues de John Cassavetes (1961). Et pourquoi pas, puisque Barbara Loden disait qu'elle aurait pu aussi bien tourner un Wanda chez les riches, Lidia / Jeanne Moreau de La Notte d'Antonioni (1961) regardant dans le ciel fuir les maquettes de fusées, tandis que deux hommes bavardent: «Il y a du vent là-haut! — Ah, putain! s'il y a du vent».

Et sans doute une postérité mondiale plus nombreuse encore, ne serait-ce que la femme du chef de chantier Mabel Longhetti dans Une Femme sous influence (1974) de John Cassavetes encore, ou la poignante grâce de Katrin Cartlidge dans Claire Dolan (1998) de Lodge Kerrigan, vraiment perdue, elle, dans Manhattan, en lieu et place des mines de charbon de Pennsylvanie et du Connecticut qui lentement se consument sous le sol depuis cinquante ans, volcan souterrain effondrant les villes et les hommes.

Dans une mise en abyme supplémentaire, Nathalie Léger vient de publier chez P.O.L. un joli livre, Supplément à la vie de Barbara Loden. Chargée par une encyclopédie d'écrire une notule sur ce film, l'écrivain part sur les traces de la cinéaste, revoit minutieusement le film et découvre la Wanda qui vit en chacun de nous. Et en nos mères.

© Photogramme: Michael Heggins et Barbara Loden, dans Wanda, de Barbara Loden (1970).