Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 12 mai 2012

Terra neglecta?




Ce n'est pas parce que «La France est à droite», ou «a toujours été à droite» ni parce que les électeurs «ne comprennent rien» que le Front national a réussi un tel score aux dernières élections présidentielles. Au lieu de se contenter de pareilles absurdités, les démocrates et les républicains doivent se demander pourquoi des ouvriers, des chômeurs, des gens en situation de précarité, des pans entiers de la jeunesse, se sont par millions reconnus dans les réponses apportées par le Front National à leurs questions. En dehors du noyau traditionnel de l'extrême-droite idéologique, il est faux, injuste et contre-productif politiquement de se contenter de stigmatiser ces citoyens sous d’infamantes étiquettes: «racistes», «fascistes», «beauf» par exemple. Un infernal cercle vicieux s'est mis en place chez nos belles consciences: le Front National est incontestablement un parti raciste, or des millions de gens votent pour lui, il y a donc des millions de racistes en France. Devant un tel syllogisme, l'horreur totalitaire n'est pas forcément là où on la situe spontanément. Il est au contraire urgent de se questionner sur la difficulté — pour le moins — des forces réunies aujourd'hui derrière le nouveau président à les convaincre alors que, fragilisées et précarisées, elles devraient être leur premier souci et leur soutien principal, historique au moins, sinon spontanément logique ou naturel.

Ceux qui ont apporté leurs voix, directement — et indirectement si massivement via le président sortant —, n'ont certainement pas exprimé une adhésion doctrinale et idéologique à l'extrême-droite raciste et aux multiples connivences avec les partis fascistes européens, d'autant que ses nouveaux dirigeants — sortes de nationaux-socialistes en somme — ont habilement recyclé laïcité, résistance, peuple, et même la condamnation du capitalisme et du libre-échange, autant de formules et de thèmes de gauche par excellence. Ils ont surtout mis en évidence et probablement même consciemment discerné, tout autant que les électeurs qui se sont d'abord reportés sur le Front de Gauche, les silences, aveuglements, absences ou impasses du camp qui a gagné la présidentielle. Et nul ne se débarrassera des ces voix en les discréditant par principe. Au contraire, il faudra longtemps et patiemment étudier pourquoi cette victoire depuis si longtemps prévisible et inévitable fut finalement si courte. De «justesse», oui si on veut, mais pas forcément dans tous les sens que pourrait suggérer cette expression.

Osons ici cette pure hypothèse pour la clarté du raisonnement, mais sans sous-estimer l'immensité concrète de la tâche. Si une redéfinition de la croissance, si un coup d'arrêt porté à la désindustrialisation et aux délocalisations, si une politique d'insertion professionnelle sont pensables et nécessaires pour aider au recul du chômage parmi les moins déclassés, tout cela n'est que de peu d'effet face à la grande pauvreté et la disqualification à grande échelle qui s'abattent sur les plus démunis et qui appellent inévitablement une autre conception de la solidarité nationale et probablement européenne. C'est pourtant seulement en menant ces deux combats sans les confondre, et en atténuant d'abord la grande détresse, que le prochain gouvernement de notre pays limitera la capacité du Front national à transformer en ressentiment les terreurs économiques et sociales de ces millions de gens. Comment leur reprocher cette difficulté de la mise en perspective politique quand la colère et l'indignation sont parfois présentées en vertus par ceux qui, moins précaires qu'eux, ont plutôt le devoir et la responsabilité de proposer à tous de plus nettes formulations?

© Maurice Darmon: Ma cité à Marseille: le Parc Bellevue, 3e arrondissement, 22 février 2006. Cliquer sur l'image pour l'agrandir.