Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 29 octobre 2012

Abbas Kiarostami: Like Someone in Love (2012)





Nous avions aimé illustrer notre note sur Shirin (2008) d'Abbas Kiarostami par un photogramme de Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard. Comme les cent dix iraniennes rencontrant leur vérité devant leur légende, Nana / Anna Karina pleurait en s'identifiant à Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer (1927). Et voilà que dans son nouveau film, Like Someone in love, grands yeux graves souvent embués de larmes naissantes, frange brune sur le front, dans une ressemblance qui est cette fois frappante avec Nana, l'étudiante japonaise Akiko se prostitue pour espérer vivre sa vie. Là s'arrêteront les coïncidences: à la différence de Godard, Kiarostami ne veut surtout pas ici documenter frontalement la prostitution économique estudiantine. Entre Shirin et ce dernier film, tourné au Japon, il y avait eu  en 2010 le décevant Copie conforme, sans doute nécessaire, si le vrai but de ce voyage en Italie avait été de filmer en touriste les collines et les bourgs toscans, histoire de reprendre confiance dans le souffle et l'espace ailleurs que dans sa patrie, réduite dans Shirin à un noir sous-sol.

Cette fois, il a fallu aller vraiment plus loin. Au Japon: «Parce que si je tourne au Japon, on ne me dira pas que j’ai fait un film occidental». Au risque de se faire traiter d'extrême-occidental? Fallu abandonner les passeports des stars cabotines — hommes ou femmes — pour s'en remettre à des inconnus et à un figurant au soir de sa vie. Solitude en fond sonore, ce bar de nuit à l'air cossu se révèle vite la couverture d'un réseau de call-girls. Voix off, caméra subjective, Akiko ne parvient guère à résister aux asservissements téléphoniques de son mécano jaloux évidemment ignorant de ses activités parallèles, ni aux injonctions du patron du bar, ordonnateur et organisateur de ses nuits et ses jours. Cette fois, Akiko aurait pourtant une bonne raison de ne pas s'y soumettre: message après message, sa grand-mère qu'elle ne voit jamais, venue exprès pour la journée en ville — détail clairement venu de Voyage à Tokyo de
Yasujirō Ozu (1953) —, balisera son antique patience jusqu'au soir sur le répondeur du portable de sa petite-fille. 

Aller plus loin pour mieux revenir. Kiarostami redonne toute leur importances aux scènes en voiture, déjà présentes dans Le Goût de la Cerise (1997) et poussées à l'extrême dans Ten (2002). Et même dans Copie conforme, il n'y avait pas renoncé, malgré les sortilèges du Chianti. Dans le long trajet nocturne en images complexes, décomposées et pourtant toujours déchiffrables, les énigmes et les mystères des êtres et des comportements ne naissent pas tant des mille reflets de néons nocturnes et superpositions palimpsestes sur les pare-brises et les vitres des portières arrière après celles des portes du bar de nuit, que de ce simple temps laissé aux visages, aux silences et aux rumeurs, aux lents et continus mouvements de caméra, aux embouteillages intérieurs. Ne déflorons pas les magnifiques surprises de cette traversée des apparences en taxi du centre vers la banlieue, emportant, souris en cage, l'étudiante en biologie Akiko vers son client Takashi Watanabe. Table dressée, couverts en tête-à-tête, menu étudié tout exprès, chandeliers, jazz de sa jeunesse, le vieux professeur de sociologie l'attend mais à l'arrivée de la jeune fille, il se laisse embarrasser par divers importuns insistants et indiscrets via son téléphone. Fixe. Leur nuit gardera pudiquement son mystère, mais le jour se lèvera sur comme des gens en amour.

Toujours dans la voiture, le vieux professeur se retrouve confronté à l'irascible fiancé Noriaki, qui le prend pour le grand-père d'Akiko, longue scène dont il faut aussi laisser le spectateur découvrir la conduite et les dialogues. Dire seulement que le jeune homme, incertain de posséder sa belle amie comme il le voudrait, attend du mariage qu'il lui accorde tout pouvoir enfin sur elle, elle justement vêtue tout au long d'une jupette en gaze de tulle, reste clair des robes de mariée que les prostituées japonaises arborent pour signifier leur profession. «Si je la perds, je n'en retrouverais pas une comme elle.» Ainsi, la soumission féminine aux hommes — le souteneur, le client, le fiancé qui se projette en chef de famille dûment marié — jusqu'à la mâle explosion de violence meurtrière n'est pas seulement iranienne et devient peu à peu le principal motif du film. En passant par la police intrusive de voisinage d'une vieille femme fenêtrière qui aura passé sa vie dans l'encadrement de sa lucarne à rêver de faire main basse sur l'inoffensif professeur, occupé surtout de ses publications et de ses pantoufles. Au moins, ses méprises sur la visite de la jeune fille indiquent-elles que monsieur Watanabe n'est guère abonné à ces incartades sexuelles.

La dernière seconde de cette nuit et un jour montrera ce qu'il faut enfin rompre pour que s'écroule ce monde de reflets, de mensonges — Close-Up par exemple (1990) —, de pudiques prostitutions, de servitudes, au risque d'emporter avec lui l'amour et sans doute même la vie. Ou au moins les petites bontés, si chères ailleurs à Vassili Grossman.

© Photogramme: Rin Takanashi dans Like Someone in Love d'Abbas Kiarostami (2012).