Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 28 novembre 2012

Marivaux: La Double Inconstance




Parmi les vingt-cinq pièces que contient le coffret La Comédie-Française 1680 des Éditions Montparnasse, figure La Double Inconstance de Marivaux. L'occasion de revenir à mes premières années d'étudiants où, sous la direction artistique de Richard Monod (pour la petite histoire fils de Maximilien Vox, neveu de Théodore Monod, et cousin plus éloigné de Jean-Luc Godard!), nous fondâmes le Théâtre Universitaire de Nice avec cette pièce en 1964, en ces années bénies où nous pouvions avoir le Théâtre des Serruriers, aujourd’hui Théâtre du Vieux Nice, son régisseur municipal M. Astrella, et un pompier de service pour trente-cinq francs, et où nous avons joué tous nos spectacles à guichets fermés, sur fond de grands débats sur le théâtre populaire, miracle du début des années Soixante. À des fins que nous estimions alors didactiques et politiques, et à l'instar du TNP et de toutes les troupes de théâtre populaire d'alors, nous éditions de copieux programmes gratuits. Après avoir recommandé cette version du spectacle donné en 1982 (près de vingt ans après donc) dans une mise en scène de Jean-Luc Boutté par la Comédie-Française, dont le principal mérite revient à la composition extraordinairement ambiguë de Jean-Paul Roussillon dans le rôle de Trivelin, mon envie est de reproduire ici pour la chronique et l'histoire un des essais écrit en l'occurrence par Richard Monod lui-même et que, dans notre espérance commune dans le théâtre nous destinions à l'édification des masses.

    La Double Inconstance. — Notre pièce s'intitule La Double Inconstance. Marivaux déflore l'intérêt de sa comédie: il annonce le dénouement dans le titre. Nous savons donc que Silvia et Arlequin — qui s'adorent — partiront chacun de leur côté à la fin de la pièce. Mais nous ne savons pas encore comment, et c'est ce comment-là; lent, progressif, minutieusement analysé qui va retenir notre attention. Tantôt amusés, tantôt émus, toujours tendus, nous allons voir comment Silvia et Arlequin s'éloignent peu à peu l'un de l'autre pour aimer respectivement le Prince et Flaminia.

    Mais nous verrons aussi que cela n'arrive pas tout seul. Cette rupture, ces nouvelles amours sont très volontairement provoquées par un meneur de jeu, Flaminia, qui sait gouverner les cœurs, car elle est bonne psychologue, et sans illusions.Et ne s'aperçoit-on pas avec stupeur que, sous le voile des bienséances et le parti pris d'un dénouement heureux, la «partie carrée» qui se joue dans cette comédie est celle-là même qui se reproduira, placée sous le signe de la perversité, dans Les Liaisons Dangeureuses entre Valmont, Merteuil, Dancenis et la petite Volanges?

    En effet le temps des pastorales et des bergeries est passé. Si Marivaux nous transporte à la cour d'un Prince imaginaire, c'est malgré tout pour nous administrer une leçon de réalisme. Les amours de Silvia et d'Arlequin étaient des amours selon la nature: reportez-vous à Arlequin poli par l'amour qui est comme le prologue de La Double Inconstance. Mais ici la comédie se joue dans le palais du Prince et — observe Bernard Dort — ce palais change tout:

    C'est lui qui va pervertir l'amour de Silvia et d'Arlequin. (...) La société fait son entrée dans le théâtre de Marivaux, non comme moyen de coercition, comme une obligation extérieure, qui le forcerait à se renier, mais comme une nouvelle dimension de l'existence, convertissant les volontés les plus arrêtées en leur contraire, changeant fondamentalement les hommes. (...) Marivaux ne dénonce pas globalement la société de son temps; il ne lui oppose pas un prétendu bienheureux état de nature. Il nous montre l'inévitable perversion de la nature et il ne s'en indigne pas. Sans doute l'amour de Silvia et d'Arlequin apparaît-il comme un paradis perdu: inutile de tenter d'y revenir. Maintenant il s'agit de vivre en société, et c'est pourquoi il faut en fin de compte accepter que Silvia trahisse Arlequin et que chacun s'en aille de son côté vivre sa vie.

    Nous avons donc cherché à montrer, sans insistance excessive, que ce qui se passe dans cette pièce n'est pas "tout naturel". Leur inconstance n'est pas, ou pas seulement, dans la nature des choses, dans la nature du cœur humain qui serait ainsi fait.

    Il est vrai qu'à la création, on chantait des banalités un peu grosses du genre «Comme la plume au vent, femme est vola-a-ge». Jugez-en d'après ce couplet final, qui n'est sûrement pas de Marivaux, mais qui concluait la représentation: 

    Achevons cette comédie / Par un trait de moralité. / Tout cœur de femme en cette vie / est sujet à légèreté. / Mais s'il faut vous le dire en somme / En recanche aussi tout cœur d'homme / ne vaut pas mieux en vérité.

    Nous préférons ces paroles que Marivaux prête à Flaminia: «Silvia a un cœur et par conséquent de la vanité. Je saurai bien la ranger à son devoir de femme.» Vanité, devoir: c'est toute la société qui modèle les amours en fonction de ses habitudes et de ses exigences. Silvia quitte Arlequin parce que le Prince le veut et qu'il a les moyens de se faire servir.

    Tout est provoqué. C'est une conjuration, dirigée par Flaminia. Jean Anouilh en forçant la note, dit même: «C'est proprement l'histoire élégante et gracieuse d'un crime». Il faut montrer comment tout, ici, est truqué, concerté. [...]

    Malgré tout, La Double Inconstance n'est pas une pièce noire, comme le voudrait Jean Anouilh. Ce n'est pas non plus du théâtre de divertissement, comme le pensent ceux qui parlent avec mépris du "marivaudage" et pour qui le rire exclut toute ambiguïté et toute profondeur. Enfin, cette pièce ne comporte pas un enseignement précis; elle ne répond pas au vœu de Bertolt Brecht pour qui le spectateur devrait quitter une salle de théâtre en se disant: «Ainsi va le monde, et il ne va pas bien; donc il faut le changer». Bernard Dort, spécialiste de l'œuvre de Brecht conclut son étude sur La Double Inconstance  sur la notion d'objectivité:

    Ce n'est ni une tragédie de l'amour de Silvia et d'Arlequin, ni une comédie satirique sur les mœurs des courtisans. Elle est le récit quasi objectif d'une éducation sociale, celle de Silvia et d'Arlequin. Autrefois, ils ont été polis par l'amour; maintenant les voici formés (ou déformés — Marivaux nous en laisse juges) par la société. Après La Double Inconstance, ils sont devenus un homme et une femme comme les autres, disponibles pour d'autres amours, pour des jeux plus subtils, sans qu'on puisse les en blâmer.