Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 4 février 2013

Comment Israël sera détruit sans besoin d'un seul coup de feu




    Homme d'affaires américain, S. Daniel Abraham est fondateur du Center for Middle East Peace (Washington). Voici vingt ans que, diplomate volontaire et bénévole, il veut contribuer à la fin du conflit israélo-arabe. Ce texte est paru en anglais sous le titre How Israel will be destroyed without one shot being fired le 6 janvier 2013 dans le journal israélien Ha'aretz. La traduction suivante est de Tal Aronzon, pour La Paix Maintenant.

    Comment Israël sera détruit sans besoin d'un seul coup de feu. — Plus encore que les Palestiniens, Israël a besoin que l’État palestinien accède à l’existence. Il ne pourra sans lui se perpétuer en tant qu’État à la fois juif et démocratique. Si Israël ne parvient pas très vite à une solution à deux États avec les Palestiniens, un jour ou l’autre — et plus tôt que tard à ce qu’il semble — l’État juif tel que nous le connaissons cessera d’exister. Et ce sera notre faute (je dis “notre” parce qu’en tant que juif, quoique non israélien, rien ne m’importe plus que la survie d’Israël).

    Sergio Della Pergola, qui détient la chaire d’étude des populations de l’Université hébraïque et fait mondialement autorité en matière de démographie juive et israélienne, a conclu qu’il n’y avait d’ores et déjà plus de majorité juive dans les régions incluant Israël, la rive occidentale du Jourdain et Gaza (aussi longtemps qu’Israël maîtrise l’espace aérien et maritime de Gaza, il en domine toujours le territoire aux yeux du monde).

    Selon ses projections, le taux de natalité des Palestiniens surpasse de loin celui des Juifs, ce qui signifie que la majorité arabe entre la Méditerranée et le Jourdain se fera graduellement plus significative. Israël peut-il survivre en tant qu’État juif alors que les Juifs deviennent minoritaires dans leur propre patrie?

    J’ai soulevé cette question avec quelques-uns des responsables de plus haut niveau au sein du gouvernement israélien en place, et ils ont sans relâche tenté de me convaincre que la rapide croissance de la population palestinienne ne menace Israël en aucune façon. Comme l’un d’entre eux l’a formulé devant moi: «Aucune personne sensée, en Israël, n’annexerait ou n’incorporerait quelque fraction que ce soit de la population palestinienne de la Rive occidentale; ces nombres et projections ne sont donc pas justes.»

    Cette façon de penser est erronée. Comment peut-on imaginer que les Palestiniens vivant sous la férule israélienne continueront, une fois que leur nombre surpassera celui des Juifs israéliens, à tolérer d’être privés de leurs droits civiques? Je dis aux Israéliens qui, entendant cet argument, se mettent sur la défensive et soutiennent que la façon dont Israël traite les Arabes est douce en comparaison de ce qui se fait ailleurs, et que le monde a injustement pris Israël pour cible de ses critiques: «Cet argument est hors de propos.»

    La vraie question n’est pas la discrimination que le monde fait subir à Israël, si odieuse soit-elle. La question est que, quand bien même la communauté internationale cesserait de condamner Israël pour sa mainmise sur la Rive occidentale, cela ne changerait rien au simple fait qu’Israël ne peut indéfiniment continuer à régir une société dont la majorité des habitants ne sont pas citoyens et entretiennent un ressentiment quant à leur inégalité de statut. Plus le nombre des Palestiniens vivant sous la férule d’Israël dépassera celui des Juifs, moins il sera possible de leur dénier des droits civiques pleins et entiers.

    Si Israël ne trouve pas maintenant moyen de conclure un accord, l’avenir se dessine clairement. Un jour viendra où les Palestiniens seront tellement plus nombreux que les Juifs qu’Israël sera forcé de leur donner le droit de vote. Quand il y aura en Israël une majorité de représentants palestiniens au parlement, je subodore que la première loi passée sera le changement du nom de l’État d’Israël en celui de Palestine. Et la seconde constituera l’exact pendant de la loi israélienne du Retour, à ceci près que cette fois ce sont les descendants des premiers réfugiés palestiniens qui auront le droit de venir s’installer en Israël / Palestine. Et Israël tel que le connaissons cessera d’exister.

    Tout ceci peut encore être évité. Abu Mazen et l’Autorité palestinienne veulent négocier avec Israël. Même si de nombreux Israéliens refusent de le reconnaître, après plus de cinquante rencontres avec Abu Mazen je sais que son plaidoyer en faveur d’une solution pacifique est profondément sincère. Ce que veulent les Palestiniens, c’est un État qui leur soit propre aux côtés d’Israël. Et les sondages d’opinion réalisés en Israël pas plus tard que le mois dernier ont répété que 70 à 80 % des Israéliens soutiendraient un accord de paix incluant l’établissement d’un État palestinien démilitarisé aux frontières basées sur les lignes de 1967 [5 juin], avec des échanges de territoires équivalents, ainsi que la réinstallation des réfugiés palestiniens dans le nouvel État palestinien plutôt qu’en Israël. Les échanges de territoires permettront l’annexion de vastes blocs d’implantations, foyer de la grande majorité des Israéliens vivant sur la Rive occidentale et à Jérusalem-Est, lesquels seront intégrés à l’intérieur des nouvelles frontières internationalement reconnues d’Israël — remettant ainsi en question tout besoin de les évacuer.

    Mais si fort que l’Autorité palestinienne désire un État, elle fait aujourd’hui partie du nombre décroissant des Palestiniens qui croient en une solution à deux États. Si Israël ne négocie pas avec l’Autorité palestinienne et ne les aide pas à fonder un État maintenant, les Palestiniens vont bientôt cesser de s’agiter pour en obtenir un. Ils choisiront de s’en passer et d’attendre simplement que leur population croisse. Leur nombre grossira et c’est précisément ce qui fera que l’État juif ne survivra pas. Il sera détruit sans qu’un coup de feu ait été tiré.

    Depuis la Shoah, nous Juifs avons voulu croire que notre survie ne dépendait que de nous, et il n’est pas de Juifs qui veuillent plus le croire que les Israéliens. David Ben-Gourion, le Premier ministre fondateur de l’État, aimait à dire: «Ce qui compte, ce n’est pas ce que les nations disent, mais ce que les Juifs font.» Il est certain qu’Israël doit rester la plus forte puissance militaire au Moyen-Orient, plus forte que tous ses voisins assemblés.

    Mais cela ne suffit pas. Israël a besoin d’autre chose encore. Pour sa propre survie, il lui faut un État de Palestine à ses côtés. Et si nous, Juifs, ne le comprenons pas, et n’agissons pas aujourd’hui en conséquence, peut-être que le peuple juif survivra, mais pas l’État juif.

    © Photographie: Solange Nuizière Abramowicz. Hébron, novembre 2009, tirée de l'album Israël-Palestine.