Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 20 août 2013

Arnaud des Pallières: Michael Kohlhaas (2013)



    Arnaud des Pallières n'est pas de ceux qui gigotent la caméra et font du genre avec la narration pour poser au génie cinématographique. Obstinément et en très peu de films, ce quinquagénaire édifie pour nos yeux et nos oreilles une œuvre singulière questionnant de profonde façon le cinéma, qui a bien besoin qu'on l'aide à marcher sur la tête et nous faire enfin lever les yeux. Ensemble ou divisés.

    Sans le savoir, beaucoup ont vu son premier film. Étudiant à la FEMIS, il fait venir Gilles Deleuze le 17 mars 1987 pour en tirer une captation: Gilles Deleuze: Qu’est-ce que l’acte de création? (1988).  Drancy Avenir (1996) son premier long métrage pose sa barre: vigilance civile, travail sur les traces de l'histoire et de la mémoire constitutives de nos consciences présentes, que prolonge Adieu (2003), son second long métrage centré sur la condition des immigrés dans notre société avec des complices aussi dérangeants qu'Aurore Clément ou Michael Lonsdale, ombres qu'auront animées les plus grands cinéastes français de ce siècle. Et, à la télévision, beaucoup d'entre nous encore auront vu de lui Is Dead / Portrait Incomplet de Gertrude Stein (1999), et Disneyland, mon vieux pays natal (2001).  À partir d'un roman de John Cheever, Les Lumières de Bullet Park, son troisième long métrage Parc (2009) transpose la chute d'un monde dans l'enfer feutré d'une banlieue résidentielle, ouvrant par là le genre de l'adaptation romanesque. Et aujourd'hui, après Michael Kohlhaas — Der Rebell de Volker Schlöndorff (1969), Arnaud des Pallières  livre sa version, Michael Kohlhaas, de la même nouvelle de Heinrich vont Kleist (1808).

    Marchand de chevaux au XVIe siècle au temps de Marguerite de Navarre, Michael Kohlhaas  (Mads Mikkelsen) aime le travail bien fait: en attestent les montures magnifiques qu'il vend aux connaisseurs de la grande ville, au Gouverneur (Bruno Ganz) par exemple. Et il est si bien enraciné dans les hauteurs du Vercors et des Cévennes huguenotes qu'aucune nouvelle pratique de péage ne peut lui barrer la route. Il pliera deux fois néanmoins, pour perdre ses deux plus beaux chevaux et son fidèle valet, puis son épouse Judith (Delphine Chuillot). Submergé d'un chagrin trop immense, il lève une armée de paysans contre le jeune hobereau, tyrannique et manifestement fou (Swan Arlaud). Au point de menacer un ordre plus général, puisque la Princesse (Roxane Duran) et Martin Luther  (Denis Lavant) se dérangeront en personne pour le ramener à la soumission féodale, l'une avec des manières de conscience morale, l'autre par des exhortations fondées sur d'insondables bases religieuses, tous deux concourant d'abord au maintien de leur ordre. Pliant une troisième fois, inéluctablement naïf, Michael rend les armes pour aller vers son jugement, accompagné jusqu'au dernier moment par sa fillette et sœur d'armes Lisbeth (Mélusine Mayance), qui saura certainement faire un jour son bien de son histoire familiale.

    Au lieu d'entonner le refrain de la fidélité apparente au livre, interroger les modifications? En réalité, Michael Kohlhaas fut roué.  Arnaud des Pallières préfère évoquer une rapide décapitation, qu'il ne montre pas davantage que la dévoration par les chiens de son valet César (David Bennent, l'enfant Oskar Matzerath dans le Tambour en 1979, encore Volker Schlöndorff). Le film tout entier est dans cette économie: superbes chevaux, paysages grandioses  alternant avec de très gros plans de visages, de même échelle pour ainsi dire sous l'œil de Jeanne Lapoirie chef-opératrice, batailles vues de loin, préparatifs des assauts plutôt que morts tombant en série. Les images les plus dures demeurent sans doute les violences faites aux chevaux et le corps agonisant puis mort de Judith, sauvagement assassinée hors-champ par les mercenaires de la Princesse. Quant au regard du spectateur, son procès en abîme est porté au début du film par la petite Lisbeth devant les ébats amoureux de ses parents, obéissant en cela à sa propre mère d'ailleurs.

    Autre décisive intervention du cinéaste. Dans la nouvelle, l'épouse Judith s'appelait Lisbeth. C'est justement le prénom donné à cette fillette, inventée de toutes pièces par Arnaud des Pallières et sa co-scénariste Christelle Berthevas. Douze ans tout au plus, Lisbeth est donc le personnage central du film et son véritable secret, caché par les masques héroïques du maquignon devenu chef de guerre. Dans le même geste créateur, elle est l'indispensable support à l'identification proposé aux adolescents et aux adolescentes pour qui ce film reconnaît ainsi être d'abord conçu et réalisé. Voilà la révolution tranquille d'Arnaud des Pallières: tenir son cinéma à l'opposé des divertissements gratuits et bêtifiants des films prédestinés aux supposés jeunes faussement désignés en classe sociale  — elle dure cette comédie —; à l'opposé des dérivés de jeux vidéos et leurs surenchères d'effets spéciaux; au plus loin surtout des complaisants miroirs des films générationnels, mimant et codifiant les façons de marcher, de parler, présentant des caprices privés comme les formes les plus abouties de la libération sociale. Bref, tout ce qui aura permis aux critiques et aux soi-disant auteurs de se congratuler en rond au dernier festival de Cannes autour d'un palmarès imposé par les slogans-écrans du moment: du "printemps arabe" au "mariage pour tous". Et d'ignorer scandaleusement Michael Kohlhaas quand ils ne l'éreintèrent pas avec une déshonorante arrogance (1).


    Mais voilà que, contre toute attente, ce film qui brasse et embrasse le temps et la durée prend rendez-vous avec son public, et tant mieux si à présent nos mêmes critiques veulent être de la fête. Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières convie cette jeunesse  et ses parents (autre rare révolution que cette profonde réunion du présent et de la mémoire?), à constater par l'écoute et par le regard que le cinéma peut se tenir sur les hauteurs, incarner de vraies réflexions morales et politiques sur les pouvoirs et les abus d'aujourd'hui, et se donner côte à côte le temps de la vision, de l'audition, de la pensée. Ce programme minimum passe tout entier par les yeux et le jugement de Lisbeth aux côtés de Michael puis face à lui. Après cette mise à mort qui la met d'abord en fureur individuelle contre son père, elle devra bien se mesurer à l'ordre viril du fil de l'épée, demeuré encore invaincu.


    1. Exemple parmi dix, cet extrait qui se passe de tout commentaire, d'un article publié par Maxime Pargaud dans Le Figaro.fr le 24 mai 2013, lors de sa projection au Festival de Cannes sous le titre Michael Kohlhaas une place dans Games of Thrones, pas au palmarès: «Michael Kohlaas [sic] a été projeté hier soir, il faut bien le reconnaître, dans l'indifférence générale. En tout cas sur Twitter. Relativement peu de messages ont été postés sur le réseau social comparativement aux autres films de la compétition présentés jusqu'alors. Il faut dire que le cinéaste français Arnaud Des Pallières, dernier français en compétition, est un presque inconnu au bataillon de la Croisette. Certains se demandent encore comment s'orthographie son nom de famille.»

    © Photographie: Mads Mikkelsen et Mélusine Mayance dans Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières, les Films du Losange, 2013, 125'.